Adopter une éducation bientraitante : impossible (ou presque) sans travail sur la mémoire traumatique

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Comprendre la mémoire traumatique

Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire Traumatique, définit la mémoire traumatique comme “une mémoire émotionnelle non intégrée qui, au moindre lien rappelant les violences et leurs contextes, les fera revivre à l’identique à l’enfant victime, avec les mêmes émotions (le stress, la peur, la détresse, le désespoir, la honte, la culpabilité…) et les mêmes perceptions (douleurs et les cris, les phrases assassines, la haine et la colère du parent violent…), tandis que l’adulte violent revivra également la scène violente avec ses actes et ses émotions, ainsi que les réactions de l’enfant.”

Dans son livre  Châtiments corporels et violences éducatives : Pourquoi il faut les interdire en 20 questions réponses (éditions Dunod), Muriel Salmona explique que la mémoire traumatique est comme une boîte noire contenant un magma indifférencié qui mélange ce qui provient de la victime avec ce qui provient de l’agresseur, sans attribution distincte.

Par exemple, si un parent a subi, quand il était nourrisson, des violences de son père qui l’a secoué en hurlant alors qu’il pleurait, les pleurs de son enfant vont réactiver sa mémoire traumatique en se superposant aux pleurs et à la terreur du nourrisson qu’il était et aux hurlements et à la colère de son père. Il attribuera à son enfant la violence et la colère de son père en se sentant agressé par lui, et il s’attribuera la détresse de l’enfant qu’il était, mais en même temps les propos et les actes violents de son père, mettant en cause le bébé qu’il était. C’est en revivant la scène qu’il peut, s’il n’a pas un contrôle éthique et un interdit bien intériorisé, la rejouer en passant à l’acte. Cela aura pour effet de le faire disjoncter et de l’anesthésier. Cet effet dissociant, à la fois sur la victime et sur celui qui a commis les violences, est dangereux puisqu’il « soulage » la tension insupportable du parent en l’anesthésiant, et paraît « calmer » le bébé, en le sidérant puis en le déconnectant.

Lien biochimiques entre violence et mémoire traumatique

Muriel Salmona écrit que la violence génère un état de sidération des fonctions supérieures du cerveau (cortex frontal et hippocampe) qui, en empêchant le contrôle et la modulation de la réponse émotionnelle, entraîne un stress dépassé avec des sécrétions non contrôlées d’hormones de stress (adrénaline et cortisol) qui représente un risque vital cardiologique et neurologique.

Pour échapper à ce risque, le cerveau met en place un mécanisme de sauvegarde neurobiologique avec une production d’un cocktail de drogues assimilables à de la morphine et de la kétamine, qui fait disjoncter le circuit émotionnel.

Cette disjonction isole la petite structure sous-corticale responsable de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale) et stoppe la sécrétion d’adrénaline et de cortisol par les surrénales, ce qui évite le risque vital mais crée un état de dissociation traumatique avec anesthésie émotionnelle du fait de l’interruption du circuit émotionnel, et une mémoire traumatique du fait de l’interruption du circuit d’intégration de la mémoire.

Cette mémoire traumatique est une mémoire émotionnelle qui n’a pas été intégrée par l’hippocampe pour la transformer en mémoire autobiographique. Elle n’est pas consciente et elle contient, de façon indifférenciée, les violences, leurs contextes, les ressentis, les cris, les paroles de la victime et de l’agresseur.

Au moindre lien rappelant les violences, elle est susceptible d’envahir le psychisme de la victime (dans le cas des violences éducatives, même celles dites “ordinaires” comme claques, fessées ou humiliations, la victime est le parent maltraité enfant devenu parent maltraitant à son tour), et de lui faire revivre tout ou partie de ce qu’elle a subi, comme une machine infernale à remonter le temps. La mémoire traumatique transforme l’espace psychique de la victime en un terrain miné.

Mémoire traumatique et vision négative des enfants pour justifier la violence (et en amoindrir les conséquences néfastes)

Par la “mauvaise magie de la mémoire traumatique de l’adulte” (expression de Muriel Salmona), qui remet en scène les violences subies dans l’enfance, accompagnées des discours passés de ses propres parents, tout ce que fait un enfant va être perçu comme venant d’une mauvaise intention, pour énerver l’adulte, pour lui pourrir la vie.

L’enfant est dramatiquement perçu comme fondamentalement mauvais, agressif, provocateur, prêt à « pousser de travers » si on ne le redresse pas à temps. Avec ces idées fausses, les enfants seraient à contrôler et à dresser, et la violence sous couvert d’éducation serait une fatalité liée à la nature de l’enfant et à la loi naturelle du plus fort. La victime en serait responsable par sa nature rebelle et sauvage, ses provocations, ses erreurs et son incapacité à se soumettre aux ordres et aux règles parentales. La violence serait utile et efficace pour calmer, protéger l’enfant de nombreux dangers, le rendre obéissant, docile, respectueux de l’autorité, bien élevé, et pour le contraindre à des apprentissages indispensables. Elle serait parfaitement inoffensive, la preuve étant démontrée par ceux qui la pratiquent, puisqu’ils l’ont subie enfants et s’en portent très bien… – Muriel Salmona

Ainsi, si le comportement d’un enfant de quelques mois, d’un an, de deux, trois, quatre ou cinq ans peut être aussi mal interprété sans tenir compte de sa réalité de tout-petit (les bébés de 3 mois font des caprices, les petites de 2 ans disent non pour tester les parents, les enfants de 5 ans pleurent pour un rien…), c’est bien parce que la presque totalité des parents ont entendu, dans leur enfance, leurs propres parents interpréter leurs comportements de la même façon, et se sont entendus dire qu’ils étaient méchants, difficiles, insupportables quand ils étaient frappés. Un enfant c’est forcément mauvais !

Entendre son enfant pleurer, c’est réentendre son père ou sa mère hurler. Et c’est à nouveau, du fait de la mémoire traumatique, avoir peur qu’une violence aveugle s’abatte sur soi, et la ressentir comme imminente, prête à nous envahir à nouveau, nous remplissant de haine et de désespoir mêlés. Aussi cet adulte, face aux pleurs de son enfant, peut le considérer comme responsable de l’orage émotionnel qui l’envahit, et contre toute logique le percevoir comme dangereux et insécurisant. Et l’enfant, bien malgré lui, se retrouve convoqué dans une scène violente appartenant au passé de l’adulte, mais malheureusement non reconnue comme telle par ce dernier. Et si dans leur enfance les parents ont, à maintes reprises, mis leurs propres parents dans un tel état, lorsqu’ils ré-expérimentent ce même état, c’est bien leur enfant qu’ils assimilent à une sorte de diable par un raccourci catastrophique; et le frapper, tout comme leurs propres parents l’avaient déjà fait, devient « normal », et « bon » puisque cela les soulage. Et cela ne leur semble pas si terrible, puisque la disjonction les a mis dans un état d’anesthésie émotionnelle dans lequel l’instinct normal de protection, la relation normale d’amour ne peuvent plus être ressentis ni servir de garde-fou contre cette violence qui devrait être impensable. – Muriel Salmona

 

Stratégies de survie face à la violence pour ne plus ressentir l’effet de la mémoire traumatique

En l’absence de compréhension des mécanismes de la mémoire traumatique et d’un accompagnement spécifique et adapté des adultes devenus parents, deux stratégies de survie peuvent être mises en place pour ne plus ressentir l’effet de la mémoire traumatique :

  • des conduites d’évitements et de contrôle

Les conduites d(‘évitement et de contrôle peuvent être coûteuses pour pouvoir vivre malgré leur terrain miné que représente la mémoire traumatique.

 

  • des conduites dissociantes pour s’anesthésier

Les conduites dissociantes ont pour but de reproduire l’état de dissociation provoqué par la disjonction (comme l’alcool ou des drogues), ou de provoquer, par une recherche de situations de stress extrême, une disjonction forcée, à l’origine d’un état dissociatif. Les conduites dissociantes (conduites addictives, mises en danger, violences envers soi-même ou envers autrui) sont donc utilisées pour créer un état d’anesthésie émotionnelle qui permet de ne plus ressentir l’effet de la mémoire traumatique (Nemeroff, 2009; Salmona 2012; Louville, 2013).

Des conduites dissociantes envers soi-même

Certaines personnes vont avoir recours à des conduites dissociantes dangereuses dirigées contre elles-mêmes,

Des conduites dissociantes envers plus faibles (physiquement et/ou socialement)  

Certaines personnes vont trouver des personnes “inférieures”, “faibles”, pour exercer sur elles une violence dissociante acceptée par la société (par exemple les hommes sur les femmes, les hommes et les femmes adultes sur les enfants, que ce soient des parents ou des professionnels de l’enfance, tels des enseignants ou des professionnels de la petite enfance).

Quand il s’agit de violences intrafamiliales – l’enfant peut subir des violences lors des allumages de la mémoire traumatique de son parent, du fait de liens avec un passé qui ne le concerne pas.

Si les agresseurs (adultes frappant un enfant, allant de la “simple” fessée à la raclée; punissant un enfant de la “simple” privation d’une sortie à un isolement sans manger ou une douche glacée) cherchent à s’anesthésier, c’est qu’ils sont aux prises avec une mémoire traumatique de violences qu’ils ont déjà subies ou commises.

Les parents violents, au lieu de mettre en place des conduites d’évitement ou des conduites dissociantes envers eux-mêmes, vont donc,pour échapper à leur mémoire traumatique qui les envahit et qui leur fait revivre les situations violentes de leur enfance, s’en prendre à leur partenaire ou à leurs enfants qui ont déclenché leur mémoire traumatique, en considérant que leurs conjoints, leurs enfants les agressent et sont responsables de leur état. – Muriel Salmona

Dans un deuxième temps, du fait de phénomènes addictifs de dépendance et de tolérance à la violence, on fera jouer à l’enfant  le rôle “d’un disjoncteur réarmable à l’infini”, et même de “traitement préventif” pour toutes les angoisses, stress ou frustrations de l’adulte qui n’ont rien à voir directement avec l’enfant mais qui “allument”, eux aussi, la mémoire traumatique du parent maltraitant.

 

Mémoire traumatique et perpétuation de la violence

En laissant se perpétuer des violences sur les enfants, la société porte une lourde responsabilité puisque ces violences font le lit de violences futures. Et elle se positionne de façon particulièrement hypocrite, en s’étonnant de la violence de jeunes adolescents et de leurs conduites dissociantes à risques, sévèrement condamnées alors qu’elles sont directement issues des violences subies. Les violences et les troubles des conduites et du comportement des adolescents sont considérés comme bien plus graves que ceux des adultes, et la plupart du temps on ne se pose aucune question sur les violences familiales qu’ils ont pu subir. On considérera même qu’il s’agit d’enfants et d’adolescents-rois, à qui on a laissé tout faire sans aucune limite et qui n’ont pas été assez punis ! – Muriel Salmona

Le discours justificateur de ceux qui utilisent la violence éducative (même “ordinaire” : fessée, claque, tirage d’oreilles, privation, isolement, humiliation, cris, menace, chantage…)

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Les parents ayant recours à la violence éducative (quelle qu’en soit la forme) traient les angoisses réveillées en eux au sein de l’univers familial aux dépens des plus faibles, en rejouant des scènes traumatiques de leur passé.

Cependant, ils s’identifient cette fois-ci à leur ancien agresseur (les adultes les ayant eux-mêmes maltraités à l’époque de leur enfance) à travers le court-circuitage de l’amygdale, que génère le survoltage créé par la crise de violence, pour se soulager grâce à la dissociation et à l’anesthésie procurées.

Les parents maltraitants n’ont pas à gérer eux-mêmes leur souffrance psychique, les personnes plus faibles (les enfants dans le cas de violence éducative) sont là pour la gérer à leur place.

Les enfants vont alors dépenser toute leur énergie pour éviter les situations susceptibles de déclencher une crise chez l’adulte maltraitant, ou bien vont subir la violence qui sert à soulager l’adulte.

Les effets de la mémoire traumatique imposent de fausses représentations des enfants en leur attribuant des intentions agressives et manipulatrices (même quand ils sont des bébés), afin de justifier les accès de violence des adulte envers les enfants.

Le « c’est pour ton bien » que dénonce A. Miller peut alors se déployer, permettant, par une imposture intellectuelle, de préserver une image idéale de bons parents et de rationaliser l’explosion de violence, bien que personne ne soit tout à fait dupe…, tout est si incohérent ! Mais puisque ses propres parents, ses grands-parents et presque tous les autres parents connus, se sont autorisés à fonctionner comme cela, pourquoi ne pas faire pareil ? De plus, comme cela demanderait un tel effort à ces parents de se calmer, de fonctionner autrement, c’est bien pratique, avec l’aval de toute la société, de se soulager sur ses enfants de toutes ses tensions et de tous ses malaises. – Muriel Salmona

L’intériorisation de la violence comme normale et méritée

La violence éducative  finit par coloniser les enfants avec les discours culpabilisants, dévalorisant de manière à justifier et légitimer la violence (« tu le mérites, c’est pour ton bien si je te punis ou t’humilie, c’est parce que je t’aime… »).

Les enfants sont alors déconnectés de leurs émotions et de la douleur, et deviennent de plus en plus tolérants face aux pratiques éducatives maltraitantes (qui deviennent normales et méritées).

Comme les enfants n’ont pas la possibilité de se défendre, toutes les conditions d’une emprise et d’une servitude sont réunies pour mettre un voile sur les méfaits de la violence éducative (même ordinaire).

Les enfants victimes de ces maltraitances (familiales ou extra familiales) pourront adhérer au système de la violence, y consentir, et croire que c’est effectivement pour leur bien et par amour qu’ils sont frappés et humiliés. C’est ainsi que certaines personnes développent la croyance qu’on peut aimer et maltraiter (physiquement, émotionnellement, verbalement) et être aimé et être maltraité.

Sortir de la violence éducative

Sortir de son anesthésie émotionnelle, reconnaître ce qui a été fait et l’assumer entraînerait un tel effondrement devant l’ampleur de sa culpabilité que rien ne semble pouvoir empêcher que le système secrète une carapace d’insensibilité « protectrice » et un déni de la réalité hyper-résistants. – Muriel Salmona

Muriel Salmona regrette que la société porte une lourde responsabilité en ne protégeant pas les enfants de toute forme de violences.

La psychiatre remarque d’ailleurs que la société se positionne de façon particulièrement hypocrite en s’étonnant ensuite de la violence de jeunes adolescents et de leurs conduites dissociantes à risques, qu’elle condamne cette fois-ci très sévèrement, alors que celles-ci sont directement issues des violences subies de la part des adultes (violences à prendre au sens large).

 

Parents : travailler sur la mémoire traumatique pour cheminer vers une éducation bientraitante

Si on n’est en aucun cas responsable de la violence qu’on subit, pas plus que des troubles psychotraumatiques qu’on développe du fait de cette violence, on est, en revanche, responsable des conduites dissociantes que l’on va mettre en place pour se déconnecter de sa mémoire traumatique. On a toujours le choix de ne pas reproduire sur autrui des violences (mis à part les très jeunes enfants traumatisés qui n’ont pas les capacités de contrôler la mise en acte d’une mémoire traumatique qui les envahit). – Muriel Salmona

En tant que psychiatre, Muriel Salmona a une approche thérapeutique et favorise une approche basée sur un accompagnement par un professionnel sensible aux effets de la mémoire traumatique.

Le but de cet accompagnement est de se comprendre, de se déculpabiliser et d’éviter les conduites dissociantes à l’origine de violences non comprises et non maîtrisées.

Il s’agir d’aider les adultes à identifier leur mémoire traumatique qui prend la forme de véritables “mines” : localiser,  désamorcer et déminer patiemment, en rétablissant des connexions neurologiques, en faisant des liens et en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique.

Le thérapeute aide à mettre des mots sur chaque situation, chaque comportement, chaque émotion, et à analyser avec justesse le contexte, les réactions de la victime (l’enfant devenu adulte), le comportement de l’agresseur (le parent de l’époque).

Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale et faire encoder la mémoire traumatique émotionnelle par l’hippocampe pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. – Muriel Salmona

Salmona rappelle que le but est de ne jamais renoncer à tout comprendre, ni à redonner du sens: tout symptôme, toute pensée, réaction, sensation incongrue, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement doit être disséqué pour le relier à son origine, pour l’éclairer par des liens qui permettent de le rapporter aux violences subies.

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Source : Châtiments corporels et violences éducatives : Pourquoi il faut les interdire en 20 questions réponses de Muriel Salmona (éditions Dunod).

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