Le problème des enfants sans problème ?

enfant sans problème

Dans son livre “De chair et d’âme“, Boris Cyrulnik consacre quelques lignes aux enfants “sans problèmes”. J’avoue que ce texte m’a interpellée car j’étais une enfant sans problème (première de la classe, obéissante, introvertie). J’avais des côtés plus “noirs” (fière, à la limite de la condescendance, angoissée, perfectionniste à m’en rendre malade) mais ce n’était pas des problèmes de discipline… donc cela passait plutôt inaperçu.

Et comme l’explique Boris Cyrulnik dans le passage suivant, c’est après l’adolescence que j’ai commencé à me poser des questions, à déprimer, à me dire que j’avais raté quelque chose… s’en sont suivis une séparation, une reconversion et des changements de paradigmes ! C’est aussi une des raisons qui fait que je ne veux pas que ma fille soit sage tout le temps, qu’elle obéisse à tout prix.

Le prix de la sagesse est élevé : les petits transgresseurs témoignent d’une affirmation de soi qui rend les enfants plus difficiles à élever, mais qui en fera des adultes autonomes. – Boris Cyrulnik

 

Je retranscris le passage du livre de Boris Cyrulnik qui m’a amenée à cette réflexion :

“Le devenir des enfants sages n’est pas toujours prédicateur d’un bonheur éternel puisque, à coup sûr, interviendront dans leur existence des bouleversements qui les mettront à l’épreuve.

D’habitude, les chercheurs sont fascinés par la pathologie, c’est pourquoi récemment des spécialistes portugais ont eu une idée rare : ils ont suivi des cohortes d’enfants qui allaient bien ! Pendant douze ans, ils se sont demandés quel était le problème des enfants sans problème. La réponse fut, comme on pouvait s’y attendre, que les enfants sages sont devenus des adultes bien socialisés, sans trouble grave de la personnalité.

Mais grande fut leur surprise quand ils ont constaté que les enfants modèles (les filles plus que les garçons) étaient devenus des adultes anxieux et plus souvent déprimés que les enfants normalement difficiles, ceux qui provoquaient des petits conflits sans manifester de troubles de la personnalité. 

Avant l’adolescence, les garçons sont plus souvent hospitalisés car ils prennent plus de risques. On les emmène plus en consultation de psychologie car ils sont plus souvent difficiles. Mais, après l’adolescence, les tendances s’inversent : les femmes consomment plus de soins médicaux et demandent plus d’aide psychologique. “

 

Boris Cyrulnik ne prétend pas avoir les explications à ce phénomène mais propose plutôt de se poser des questions afin de nous amener à réfléchir sur la manière d’envisager l’éducation des filles et des garçons :

  • pourquoi les filles deviennent-elles plus souvent des enfants modèles ? (30% des filles sont des enfants “transgresseurs” contre 60% chez les garçons)
  • les chromosomes XX féminins induiraient-ils un développement plus facile, comme le prétendent certains généticiens ?
  • les filles se soumettent-elles plus facilement aux normes sociales alors que les garçons hésitent moins à se rebeller ?
  • sont-elles plus entravées que les garçons, comme le soutiennent les féministes ?
  • s’adaptent-elles plus facilement à l’école parce qu’elles sont plus craintives, plus soumises, plus intelligentes ou plus déterminées à acquérir l’autonomie que donnent aujourd’hui les diplômes ?
  • l’enfant sage a-t-il surinvesti l’école au prix de son plaisir de vivre ?
  • et cette amputation l’a-t-elle poussé sur la voie de la dépression ?

Un déterminant génétique, même puissant, n’entraîne pas nécessairement une pathologie. C’est l’articulation des gênes entre eux, puis avec l’environnement (une relation bienveillante avec un adulte “tuteur de résilience”) et les circonstances de l’existence (la sécurité ou l’insécurité affective et financière, l’accès ou non à l’éducation et à une bonne hygiène…) qui entraîne la résilience dans une situation ou plutôt l’aggravation de difficultés (biologiques, psychologiques, sociales…).

>>>Pour aller plus loin : Origine des comportements violents : ni tout génétique, ni tout environnement/ éducation

Une certaine dose d’insolence peut être plutôt bon signe

Par ailleurs, une certaine dose d’insolence peut être plutôt bon signe parce qu’elle est une manifestation de l’audace, du courage de s’exprimer, de se lever contre ce qui est perçu comme injuste, de la capacité à se protéger des actes perçus comme des abus, d’une conscience aiguë des actes qui heurtent les besoins humains et les valeurs communes. Cela ne veut pas dire pour autant que tous les enfants sages finiront mal et que, si vous avez un enfant sans problème, c’est manifestation d’un dysfonctionnement :).

Mais oui, reconnaissons-le, c’est plus pénible en tant que parents et enseignants d’avoir à faire face à un enfant que nous étiquetons d’ insolent. Pourtant, et paradoxalement, c’est plutôt le signe qu’il a encore de l’espoir, de la confiance en lui, qu’il n’a pas abdiqué face à l’injustice.

Daniel Greenberg, fondateur de l’école Sudbury Valley, première école démocratique du monde, livre une réflexion très intéressante sur les élèves « fauteurs de troubles » et ceux « premiers de la classe » dans son livre L’école de la liberté :

« être un fauteur de troubles est le signe même que vous n’avez pas renoncé à vous battre. Les gens ont beau essayer de vous faire céder, de vous changer, de vous faire entrer dans un moule, vous continuez à lutter au lieu de capituler. Il est vrai que leur énergie est souvent dirigée vers des activités auto-destructrices mais, une fois libérée de la guerre contre un monde oppressif, celle-ci peut rapidement se tourner vers la construction de leur monde intérieur, et même vers l’établissement d’une société meilleure. »

« les premiers de la classe sont tellement habitués à faire plaisir à leurs professeurs qu’ils sont complètement déboussolés lorsqu’ils arrivent chez nous. A qui faut-il plaire ici ? se demandent-ils. L’adaptation est douloureuse et découvrir que tout le monde à l’école est intelligent, a l’esprit vif et éveillé ne facilite évidemment rien. La lutte pour être le premier de la classe n’a aucun sens à Sudbury Valley et ne correspond à aucun cadre de référence. Ce sont ces enfants-là, et non les fauteurs de troubles, qui sont les vraies victimes de la société. Après des années passées à se conformer,à une autorité extérieure, ils ont perdu le contact avec eux-mêmes. »

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Source : De chair et d’âme par Boris Cyrulnik (éditions Odile Jacob). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.

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