Une tension humaine universelle entre tradition (portée par les adultes) et innovation (portée par les enfants et adolescents)
Alison Gopnik est professeur de psychologie et de philosophie à l’université de Californie (Berkeley). Dans son livre Anti manuel d’éducation, elle définit “l’effet de cliquet culturel” et explique en quoi la tension entre tradition (portée par les adultes d’un côté) et innovation (portée par les enfants et les adolescents) est inhérente à la nature humaine.
Le fait que les enfants apprennent si vite et sans s’en rendre compte et qu’ils absorbent des informations culturelles si efficacement, permet aux innovations d’être transmises à la génération suivante. Mais il est aussi prouvé que les enfants, et particulièrement les adolescents, sont souvent à la pointe du changement technologique et culturel. Les jeunes, et particulièrement les adolescents, se situent souvent à la pointe des changements dans la culture populaire. – Alison Gopnik
Gopnok écrit que les êtres humains sont destinés à la fois à inventer de nouvelles technologies, mais aussi à transmettre aux générations futures. Non seulement, en tant qu’êtres humains, nous transformons constamment notre environnement mais nos cerveaux sont également façonnés et reconnectés par nos expériences, particulièrement celles de notre petite enfance. Ainsi, les humains se trouvent dans un cercle qui se répète de génération en génération : nous inventons -> nous transmettons -> puis nous inventons à nouveau à partir des éléments transmis etc. Les cerveaux humains (et donc les comportements, les habitudes de pensée et les cultures humaines) peuvent ainsi changer drastiquement en quelques générations à peine.
Chaque génération grandit dans un nouvel environnement que ses parents ont créé. A chaque nouvelle génération, au cours de la petite enfance, le cerveau est donc confronté à de nouvelles expériences et se trouve connecté de façon unique, ce qui permet à ces nouveaux cerveaux de transformer à leur tour l’environnement. – Alison Gopnik
L’effet de cliquet culturel, un bénéfice pour l’humanité (mais pas facile à vivre au quotidien, surtout avec les ados !)
Deux capacités proprement humaines: apprendre des générations précédentes et inventer
C’est ce processus que les psychologues nomment “effet de cliquet culturel”. Un cliquet est une pièce servant à empêcher une roue dentée de tourner dans le sens contraire à son mouvement. Ici, le cliquet fait référence au fait que les innovations ne sont pas perdues du fait de la transmission adultes/ enfants inhérente à la nature humaine (par nature, nous sommes des êtres de culture).
Dans cette perspective, l’enfance humaine est conçue pour permettre à chaque humain de développer deux capacités proprement humaines :
1. Apprendre des générations précédentes : par l’observation, par l’imitation et par le témoignage, les enfants peuvent rapidement adopter et recréer les compétences et les technologies de ceux qui les ont précédés. Il est en effet plus facile et rapide d’imiter des technologies que de les réinventer.
2. Inventer : chaque génération contribue à son tour à la connaissance et à l’expertise accumulées par les précédentes.
Le cliquet intervient car nous pouvons considérer les découvertes des générations précédentes comme acquises pour partir en quête des nôtres. – Alison Gopnik
Nous apprenons différemment dans l’enfance et à l’âge adulte
Le cliquet reflète aussi le fait que nous apprenons différemment dans l’enfance et à l’âge adulte.
Pour les adultes, apprendre une nouvelle compétence est plus difficile que dans l’enfance.
Grâce aux capacités d’apprentissage caractéristiques de l’enfance, chaque nouvelle génération acquiert rapidement les innovations du passé, souvent sans même s’en rendre compte (puisque ces innovations passées sont devenues des parties intégrantes de la culture et que les enfants apprennent en jouant avec les outils de leur culture).
Par la suite, cette nouvelle génération changera à son tour ces pratiques (innovations devenues traditions) et en inventera de nouvelles (des innovations qui deviendront elles-mêmes des traditions avec le temps).
Des effets sur la culture et la technologie
L’effet de cliquet culturel, moteur de l’innovation culturelle et technologique
Ces changements intergénérationels universels sont le moteur de l’innovation culturelle et technologique.
Ils produisent des transformations complètement arbitraires, comme celles de l’évolution de la langue, de la danse ou des vêtements d’une époque à l’autre.
Alison Gopnik rappelle que, même au Néolithique, les décorations des poteries évoluaient de génération en génération. Bien que le changement semble plus rapide aujourd’hui que par le passé (notamment en lien avec le numérique et les transports), il demeure une caractéristique universelle et constante du développement humain.
L’enfance et l’adolescence sont le foyer des changement humains (culturels et technologiques)
Gopnik reconnaît que les innovations technologiques et culturelles s’appuient sur des niveaux élevés de compétence et sont conçues par des adultes. Mais l’attrait des enfants et adolescents pour le changement peut transformer la façon dont ces innovations sont adoptées par la génération suivante. Alison Gopnik estime que ce que les adultes appellent “mettre son nez partout” est précisément ce qui permet aux jeunes d’apprendre puis d’innover.
Par définition, de nombreuses innovations commenceront par être quelque chose que peu de personnes pratiquent. Le fait que les plus jeunes (et particulièrement les adolescents) soient plus susceptibles d’adopter un éventail plus large de comportements inhabituels assure que les inventions (même celles qui semblent excentriques aux adultes) soient préservées et transmises.
L’enfance n’est donc pas vraiment une période d’innocence au cours de laquelle les enfants sont protégés de tout changement technologique et culturel. Au contraire, elle est le creuset même de tels changements. C’est à la fois la période où l’innovation s’assimile le mieux et, souvent, particulièrement à l’adolescence, la période où l’innovation est déclenchée. – Alison Gopnik
La raison pour laquelle adultes et enfants, et particulièrement adultes et adolescents, s’opposent si farouchement entre tradition et innovation, les premiers étant plutôt conservateurs et les deuxièmes plutôt novateurs, est que la nature humaine est ainsi faite ! C’est notre rôle d’adultes de vouloir transmettre les traditions et les protéger et c’est le rôle des jeunes de vouloir les transformer, ces deux positions étant toutes deux au service de la survie de l’humanité. L’une ne va pas sans l’autre et cela peut nous soulager, en tant qu’adultes, d’en avoir conscience… d’autant plus quand nos enfants finissent par se transformer en “d’étranges et incompréhensibles visiteurs venus de l’avenir technologique” après avoir été nos tout-petits si proches et si admiratifs de nous !
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Source : Anti-manuel d’éducation – L’enfance révélée par les sciences de Alison Gopnik (éditions Le Pommier)