Le regret d’être mère : la punition sociale est forte pour les mères qui osent s’exprimer à ce sujet
Le regret d’être mère n’est pas une simple ambivalence mais bel et bien du regret
Orna Donath est une sociologue israélienne qui a exploré le regret d’être mère avec des femmes aux parcours variés et qui partage les résultats de son étude sur le sujet dans le livre Le regret d’être mère (éditions Odile Jacob).
Ce sujet m’intéresse car je pense qu’il concerne de nombreuses mères mais qu’il est tabou parce que frappé de punition sociale (jugements, critiques, culpabilisation des femmes qui s’expriment sur le sujet, menace de retrait des enfants, exclusion sociale).
J’ai trouvé intéressant que Orna Donath s’attache à définir précisément ce qu’est le regret d’être mère : il ne s’agit pas d’une ambivalence mais bel et bien d’un regret. Les discours qui reconnaissent la difficulté à être mère sont nombreux : oui, les nuits sans sommeil sont épuisantes; la charge mentale des mères est bien documentée (de même que la charge émotionnelle); la conciliation de la vie personnelle et professionnelle pèse sur les épaules des mères qui, malgré des avancées, restent majoritaires à assurer les tâches domestiques familiales; l’immense majorité des familles monoparentales ont des mères à leur tête.
Pourtant, ces discours sont souvent ponctués d’un “mais” : c’est difficile d’être mère mais les sourires des enfants en valent la peine; la maternité est une lourde tâche mais l’amour des enfants efface toutes les souffrances; les responsabilités qui viennent avec la maternité sont épuisantes mais la famille, c’est sacré.
La différence entre les mères qui éprouvent des sentiments ambivalents à l’égard de la maternité et celles qui regrettent d’être mères est que ces dernières n’ajoutent pas de “mais”. Ces femmes trouvent la maternité absolument intolérable, s’ennuient en tant que mères, souffrent d’être privées de liberté et d’avoir perdu leur véritable identité dissolue dans leur rôle de mère, sont absolument éreintées par les charges qu’impose la maternité … et ne mettent pas de bémol à l’affirmation selon laquelle c’est une erreur que d’être devenue mère. Elles regrettent de ne jamais pouvoir réellement se détendre car, même quand les enfants sont absents, elles pensent à eux (sont-ils en sécurité ? ai-je pensé à l’inscription à telle activité ? est-ce que j’aurai le temps de ranger avant qu’ils ne rentrent ?…). Ces mères ont l’impression d’avoir dû renoncer à leur vie et récusent la promesse sociale selon laquelle, avec le temps, les difficultés à être mères disparaîtront (parce que l’enfant finira par mieux dormir en grandissant, parce qu’il gagnera en autonomie et aura moins besoin de sa mère…). Elles ressentent une lutte quotidienne; elles sont vidées, épuisées “dans leur corps, dans leur esprit et dans leur âme”.
Regretter d’être mère n’est pas synonyme de maltraitance
Ces femmes aiment leurs enfants et ne leur souhaitent en aucun cas du mal : ce qu’elles détestent, c’est être la mère de quelqu’un (le rôle assigné aux mères, les obligations liées à la maternité, la charge mentale et émotionnelle, l’épuisement physique, occuper les enfants et jouer avec eux…). Être mère ne leur convient pas, ne les définit pas; mais “elles considèrent leurs enfants comme des êtres humains distincts et indépendants qui ont le droit de vivre, tout en regrettant d’être devenues leur mère et la responsable de leur vie”.
Ces mères sont en général bientraitantes et veulent même le meilleur pour leurs enfants (on croise dans le livre le témoignage d’une mère séparée qui fait tout pour éloigner son fils de son père violent et qui ironise sur le fait qu’elle déteste être mère mais qu’elle est prête à avoir la garde exclusive de son fils pour le protéger). Elles sont conscientes qu’elles ont mis au monde leurs enfants et qu’elles en ont la responsabilité. Il peut arriver que ces femmes aient des fantasmes de violence mais cela ne signifie pas qu’elles passeront à l’acte. Elle souffrent, elles pleurent mais elles prennent soin de leurs enfants. On est donc loin de l’image de femmes égoïstes, narcissiques ou maltraitantes (même s’il est possible que, parmi les mères qui regrettent, il en existe au même titre qu’il y a des femmes maltraitantes dans la population générale).
Idées reçues : Mais les femmes sont libres d’avoir des enfants ! Les mères qui regrettent sont tout simplement narcissiques et faibles !
Les femmes ne sont pas si libres qu’on le croit dans leur choix d’enfanter ou pas
Orna Donath rappelle que son objectif n’est pas de proclamer à la terre entière qu’il ne faut surtout pas que les femmes aient des enfants mais simplement de reconnaître que certaines femmes détestent être mères et que, avec les connaissances et l’expérience qu’elles ont aujourd’hui, elles ne souhaiteraient pas avoir d’enfant. De même, Orna Donath ne nie pas la souffrance des mères qui souhaitent ardemment devenir mères sans le pouvoir (pour infertilité notamment).
Grâce à son approche sociologique, Orna Donath déconstruit la rhétorique selon laquelle les femmes sont libres dans leur choix d’enfanter ou pas. En effet, de nombreuses critiques s’appuient sur le fait que ces mères se plaignent alors même qu’elles ont accès à la contraception ou à l’IVG, et qu’il n’y a pas d’obligation à devenir parent… donc qu’elles assument au lieu de se plaindre (et de perturber l’ordre social). Donath rappelle que nous vivons dans des sociétés natalistes (les naissances étant encouragées par des politiques familiales et des allocations) et que parler de “liberté de choisir” balaye le inégalités, les contraintes, les idéologies, le contrôle social et les relations de pouvoir.
Dans les sociétés natalistes, le regret d’être devenue mère est tellement inacceptable qu’il est nié, et le fait que ce soit une réalité pour des mères n’est pas pris en considération. L’idée est par conséquent la suivante : si les femmes cessent de se demander si elles souhaitent devenir mères, elles ne sont plus confrontées à la menace de le regretter plus tard, parce que c’est alors quelque chose d’impossible. – Orna Donath
Orna Donath décrit plusieurs types de femmes qui sont devenues mères et le regrettent : celles qui ne voulaient pas d’enfant mais qui ont cédé pour une raison ou une autre; celles qui ne se sont pas posé de question et sont devenues mères parce que c’est ce qui arrive quand on se marie et qu’on vieillit; celles qui ont désiré un enfant mais se sont rendues compte avec l’expérience du choc que représente une vie avec un enfant.
La manière dont une femme vit sa maternité dépend de différents paramètres
Orna Donath estime que la façon dont les femmes vivent leur expérience de la maternité est façonnée par plusieurs paramètres :
- comment la maternité situe les femmes dans la société;
- les femmes deviennent des mères avant tout aux yeux de la société et elles doivent aimer leurs enfants d’une certaine façon pour mériter d’être une “bonne” mère (au prix d’une pression sociale énorme, d’un épuisement, d’un perte dans les besoins des autres et/ou d’un renoncement pourtant non voulu à la vie d’avant);
- comment la société façonne les avantages supposés de la maternité dans notre imaginaire collectif :
- connaître des moments de bonheur en famille
- correspondre aux attentes sociales (et ne pas être différentes des autres, ne plus avoir à répondre aux questions intrusives du type “Et vous, c’est pour quand ?” ou à subir les regards incrédules, voire de pitié, passé un certain âge)
- se sentir appartenir à une communauté (familiale, amicale, nationale)
- avoir l’impression de “progresser” dans la vie, se sentir “complète”
- avoir l’impression d’accomplir un “devoir” et ressentir de la fierté
- acquérir un sentiment de maturité
- démontrer l’aptitude à être une “bonne” mère
- maintenir le couple (quand le mari fait pression pour fonder une famille)
- se décentrer et voir les choses avec plus d’empathie
- devenir une “meilleure” personne (travailler sur soi pour être un modèle pour les enfants et transmettre des valeurs humanistes)
- créer des amitiés avec d’autres parents et un réseau social de soutien entre parents (du voisinage par exemple)
- ne pas se sentir seule et savoir que quelqu’un veillera sur soi plus tard (la promesse d’une “vieillesse respectable”)
- comment la maternité peut influencer, voir définir l’identité d’une femme (et ses interactions avec les autres) :
- une femme qui décide de vivre séparée de ses enfants est plus susceptible qu’un homme d’éprouver de la culpabilité et de la crainte de susciter l’indignation, au risque de se retrouver seule, au ban de sa famille et de la société.
Il y a disproportion entre les sacrifices attendus de la part des mères et ceux des pères.
Où sont les pères ?
Pour les femmes qui regrettent d’être mères, les avantages de la maternité et les bons moments ne valent pas tout ce par quoi il faut passer par ailleurs. Une des participantes à l’étude de Orna Donath affirme “qu’un femme, une fois qu’elle a un enfant, renonce à beaucoup de choses auxquelles un homme n’a pas à renoncer. Elle devrait en tenir compte quand elle prend cette décision. […] Les femmes ne doivent pas se laisser faire car le système culturel dans lequel on vit nous piétine.”
Les père arrivent plus facilement à dégager du temps libre et ne subissent pas l’opprobre sociale s’ils s’investissent peu auprès de leurs enfants. Orna Donath rapporte que certaines femmes dans son étude se sentaient relativement neutres en terme de genre avant de devenir mères car elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient mais que la maternité les a enfermées dans le rôle de la mère qui n’est pas libre et qui doit se comporter comme une bonne mère (c’est-à-dire sacrificielle). D’autres sont submergées par des traumatismes anciens et d’autres encore considèrent que c’est le fait même d’être devenues la mère de quelqu’un qui a été traumatisant.
Orna Donath souligne un paradoxe :
- d’un côté, notre société moderne intensifie la déception en idéalisant la maternité comme une expérience heureuse mais, ce faisant, crée un fossé entre les attentes et la réalité (congé maternité court, congé paternité encore plus court et pas obligatoire, congés parentaux mal rémunérés, accès des femmes au marché du travail sans qu’une répartition égalitaire des tâches domestiques ait eu lieu dans les faits, éthique du “care” et donc du dévouement associé à la nature des femmes, appauvrissement des femmes du fait d’emplois à temps partiels ou de la mise en pause de la carrière);
- de l’autre côté, la société censure l’expression de cette déception (les mères qui expriment du regret sont traitées de “folles”, de “monstres d’égoïsme”, de “mères maltraitantes”, de “déséquilibrées”, de “femmes trop gâtées”, de “paumées”, de “faibles”…).
Depuis le XIX° siècle jusqu’à nos jours, des idéologies capitalistes, patriarcales, hétéronormatives, sanitaires et nationalistes œuvrent de concert pour maintenir cette division du travail entre les sexes, qui considère la femme-mère comme une institution sans laquelle le système s’effondrerait, tout en affirmant que cette division est naturelle, par définition, et par conséquent éternelle. Afin de s’assurer que rien ne changera, la société promet non seulement que cette division rendra le monde meilleur mais aussi qu’elle sera bénéfique pour les femmes elles-mêmes et leurs enfants. – Orna Donath
La censure du regret d’être mère sert à faire perdurer l’ordre social
Au final, cette censure du regret d’être mère sert à faire perdurer l’ordre social qui profite principalement aux hommes (dont la carrière n’est pas mise en danger par le fait d’être père ou qui peuvent se soustraire à leurs obligations parentales sans recevoir de punition sociale) et aux États (qui disposent d’un réservoir de citoyens alors que la baisse de la natalité ferait peser des risques sur le maintien de l’Etat-Nation du fait d’un manque de main d’œuvre, de consommateurs ou encore de futurs vecteurs d’une idéologie ou d’une autre – c’est le fameux “Croissez et multipliez” encouragé aussi par les religions).
Cette censure permet également de se passer de mesures sociales pour le bien-être des mères (et de leurs enfants) et permet donc des économies sur le dos des femmes dont le vécu est dévalorisé et les émotions niées afin de correspondre aux attentes sociales. De plus, certaines femmes ne veulent ni mener une grande carrière, ni fonder une famille : réduire le choix des femmes à ces deux seules options (carrière/ enfants), c’est nier le fait que les femmes soient des êtres humains libres capables de s’auto-déterminer. Le refus d’avoir des enfants ou de mener une grande carrière est juste lié au fait que certaines femmes n’en ont pas envie. Le simple fait de dire ceci est subversif et sujet à suspicion : que veulent alors ces femmes ? pourquoi dérogent-elles aux attentes sociales ? comment les faire revenir dans le droit chemin ?
Par ailleurs, Orna Donath relève que les mères qui regrettent d’être mères ne sont pas toutes d’accord sur le discours à tenir aux enfants : certaines (les plus nombreuses) taisent leur regret pour protéger leurs enfants du traumatisme; d’autres estiment qu’un discours authentique, non traumatisant est possible et à inventer selon les expériences et personnalités de chaque mère concernée (du type “C’est vrai que je ne voulais pas d’enfant mais maintenant, je vous ai et je vous aime énormément. Ce sont deux mondes qui n’ont rien à voir et, quand vous serez grandes, ce sera à vous d’en décider”).
Pourtant, il me semble que parler du sujet tabou que représente le regret d’être mère peut soulager les mères qui en souffrent et permettre aux jeunes femmes de faire des choix plus éclairés au sujet de la maternité.
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Source : Le regret d’être mère de Orna Donath (éditions Odile Jacob). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
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