[ Méritocratie, diplômanie, transclasse ] Les origines : Pourquoi devient-on qui l’on est ?

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Gérald Bronner est sociologue et peut être qualifié de “transclasse” ou transfuge de classe. Dans son ouvrage Les origines : Pourquoi devient-on qui l’on est ?, il s’interroge sur les facteurs qui influencent les trajectoires personnelles et la manière dont les humains racontent leurs trajectoires. Il porte un regard plutôt critique d’une part sur l’approche doloriste des transclasses et d’autre part sur l’attrait que cette notion comporte désormais, au point que certaines personnes plutôt privilégiées se cherchent des origines populaires en remontant sur plusieurs générations. 

Gérald Bronner s’appuie sur le narratif personnel que chacun se fait de sa propre histoire pour décrire les influences complexes, intermêlées et moins fatalistes que ce qu’on pense sur les trajectoires des individus. Comme les humains ont besoin d’histoires pour penser le monde, ils se racontent des histoires sur eux-mêmes en sélectionnant des faits que la mémoire a jugés significatifs. Or ces histoires manquent de lucidité, souffrent de biais cognitifs et ne prennent pas en compte la complexité de la psychée humaine, des facteurs culturels et du contexte socio-historique. Gérald Bronner incite à une forme de vigilance pour éviter les biais d’autocomplaisance et le dolorisme. Il définit le dolorisme comme une conception qui exalte la douleur et confère une valeur morale supérieure à celui ou celle qui souffre. Bronner reprend à son compte l’expression de Bertrand Russel “le sophisme de la vertu supérieure des opprimés”.

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Adopter une approche doloriste peut poser plusieurs problèmes :

  • Chercher des explications extérieures à des faiblesses de la volonté ou à des comportement peu éthiques;

 

  • Se dédouaner de la violence qu’on ferait subir aux autres sous prétexte qu’on est soi-même victime (comme si le statut de victime donnait le droit et le pouvoir de faire subir aux autres ce qu’on dénonce pour soi-même). Une injustice subie ne justifie pas de se sentir offensé et agressé par la moindre contradiction et donc légitime à faire subir des injustices ou des agressions en retour. Un désaccord n’est ni de la malveillance ni de la maltraitance. Cela me fait penser aux écrits d’Anne-Laure Buffet, psychologue spécialisée dans l’emprise, qui estime que nous pouvons passer de victime à bourreau si nous nous réfugions dans notre statut de victime et que nous évoquons nos douleurs pour accuser, forcer au silence, ou bien prétendre mieux savoir que les autres. Nous pouvons gérer ces situations problématiques à partir du moment où nous admettons que nous sommes sujets à ces risques.  De plus, Anne-Laure Buffet s’appuie sur les processus cognitifs humains, notamment les biais de confirmation et de détection, pour avancer l’idée selon laquelle nous pouvons tous être toxiques à un moment de notre vie, du fait que nous refusons d’entendre des arguments qui nous dérangent, non pas parce qu’ils sont faux, inadéquats ou insuffisants, mais parce qu’ils nous perturbent et risquent de provoquer une désillusion, mettant à mal notre ego. D’ailleurs, Anne-Laure Buffet nous invite à être conscients des effets de groupe. Elle écrit que le groupe est justification du combat, car « puisque nous sommes plusieurs à penser ainsi, nous avons forcément raison ».

 

  • Masquer certaines autres causes. Je m’éloigne du sujet, mais cela peut être le cas de certaines personnes qui brandissent l’hypersensibilité ou le haut potentiel émotionnel comme des éléments constitutifs de leur identité, alors qu’elles sont peut-être atteintes de troubles anxieux et qu’une thérapie leur permettrait d’adopter plus de souplesse émotionnelle (thérapie qu’elles refusent parce que cela reviendrait à décoller cette étiquette qu’elles revendiquent comme une force et qui fait d’elles des personnes à part, ouvrant la porte de groupes qui les accueillent telles qu’elles sont).

Il n’est jamais question de nier l’existence des injustices sociales ou des mécanismes sociologiques en matière de domination économique et culturelle. Bronner critique les personnes des classes aisées qui adoptent le narratif doloriste en expliquant, de manière presque indécente, à quel point elles ont elles aussi souffert et dû travailler. Par ailleurs, Bronner plaide pour la mixité sociale qui permet justement d’exposer les personnes à une multiplicité de modèles, et de rendre disponible pour chacun le ou les modèles qui pourront mieux le concerner. Il cite les travaux de Goodhart et Sandel qui critiquent le diplôme comme seule source de reconnaissance sociale des talents. Ils appellent ce mécanisme la “diplômanie“. La diplômanie a pour conséquence de concentrer les capitaux symboliques (le prestige) et les capitaux économiques (des revenus élevés en lien avec le nombre d’années d’études) chez les mêmes personnes (parmi lesquelles, une grande partie est précisément favorisée depuis la ligne de départ). Or ces dernières font souvent preuve d’un double mépris envers les transfuges et les classes qualifiées d’inférieures : d’une part, elles s’appuient sur la notion de méritocratie pour souligner qu’elles sont méritantes, inconscientes de leurs privilèges; d’autre part, elles ont du mal à intégrer les transfuges en leur faisant sentir leur manque de goûts, leur vocabulaire moins élaboré ou encore leurs manières et savoir-vivre inappropriés. De plus, Bronner remarque les classes aisées s’attribuent une sorte de supériorité morale en dénonçant les privilèges de classe, en regrettant la dégradation de l’école publique (bien que leurs propres enfants aillent dans le privé), ou encore en s’indignant politiquement… tout en sachant que leur combat de papier et de paroles ne risque pas de mettre en danger leur capital social, économique et culturel.  Gérald Bronner écrit : « C’est une volonté de la part des fils et des filles de bourgeois d’accumuler tous les capitaux : ils possèdent déjà les capitaux économiques et symboliques, ils veulent encore ceux relatifs à la supériorité morale.»

En outre, Bronner rappelle que la reproduction des inégalités sociales est une plaie pour les sociétés démocratiques. C’est une injustice en soi et une atteinte à la dignité humaine. Ses conséquences sont délétères : cela peut conduire à un fatalisme (qui empêche les potentiels de chacun de s’exprimer) et la frustration sociale progresse (puisque les promesses ne sont pas tenues et l’écart entre les attentes et la réalité est béant).

Toutefois, Gérald Bronner nous invite à prendre conscience de la puissance des narratifs dans l’imaginaire humain, et notamment de nos narrations personnelles qui peuvent masquer la complexité des facteurs qui ont influencé notre propre trajectoire. Le sociologue ne prétend pas que ces récits soient faux et ne nie pas les sentiments désagréables des personnes qui en sont à l’origine. Gérald Bronner se demande plutôt pourquoi la honte est le “stigmate fédérateur” qui organise le récit de nombreux transclasse” (honte de ne pas maîtriser les code, honte de manquer de culture symbolique, honte de trahir les siens). La fierté et les atouts du milieu d’origine auraient aussi leur place dans ces récits.

Gérald Bronner a recours à des concepts issus de la sociologie et des sciences cognitives pour expliquer les facteurs à l’oeuvre dans la fabrication des trajectoires. Réfléchir à la question des origines et des trajectoires sociales, c’est ajouter des couches de complexité supplémentaires. Certaines recherches, à répliquer et valider, tendraient ainsi à montrer que l‘influence parentale soit moins forte que ce qu’on pensait et que l‘influence des pairs soit plus forte à l’inverse.

Gérald Bronner cite l’exemple d’une personne dont les humiliations d’un enseignant ont servi d’accélérateur pour prendre une revanche et s’élever socialement, tandis que les encouragements reçus par une autre personne n’ont servi à rien car cette dernière avait peur de trahir ses parents en obtenant des diplômes supérieurs et a donc en quelque sorte saboté ses études. Ces anecdotes ne sont que des témoignages personnels et les recherches en sciences sociales sont valables si elles se font sur des cohortes de population nombreuses. Toutefois, ces anecdotes éclairent cette complexité des récits et cette diversité des narratifs.

Chaque rencontre peut avoir sur notre propre parcours la puissance d’un effet papillon : minuscule au départ, colossale quant à ses conséquences. C’est pourquoi les origines comme matière à penser sont d’une infinie complexité. C’est cette complexité qui en fait un objet idéal pour le discours politique, voire idéologique. Tant de fils narratifs peuvent être tirés de cet entrelacement qu’un esprit motivé trouvera toujours celui qui convient au discours qu’il veut imposer au monde. – Gérald Bronner

Ce livre pose autant de questions qu’il apporte de réponses et nous invite à réfléchir à notre propre trajectoire et à cette notion de dolorisme. Il nous invite à l’autonomie intellectuelle et à la pensée complexe, pour adopter une démarche remettant en question les liens simplistes et politiquement orientés.

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Les origines : Pourquoi devient-on qui l’on est ? de Gérald Bronner (éditions Autrement) est disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet. 

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