Le portage des bébés, bien plus que choisir un porte-bébé : une réappropriation des compétences tant des mères que des bébés
Je vous propose un nouveau format d’article sur le blog. Il s’agit d’interviews menées par Ingrid van den Peereboom, animatrice de l’émission radio Vers une parentalité bienveillante sur RCF et spécialiste du portage physiologique, mère de 8 enfants dont 6 sont nés à la maison. Ses interviews donneront la parole à des penseurs et des penseuses de l’accompagnement respectueux des enfants qui aborderont des thèmes peu évoqués par ailleurs.
Aujourd’hui, Ingrid s’entretient avec Marylin Segat, formatrice en maternage proximal, communication bienveillante et bien-être, au sujet du portage des bébés. Ingrid et Marylinsont ont toutes deux animé de nombreux ateliers de portage auprès de jeunes parents. Lorsque des mères échangent en s’appuyant sur une personne de référence aux multiples compétences, elles ont la possibilité de dépasser les effets délétères d’une surveillance subie, souvent dénuée de bienveillance. Cette expérience de la sororité leur permet de se renforcer mutuellement et de prendre conscience de leur compétence maternelle. L’atelier de portage, par exemple, peut être le déclencheur d’un grand chamboulement constructif de l’image qu’elles ont d’elles-mêmes en tant que mère.
Une idée clé ressort de cet entretien entre ces deux spécialistes du portage physiologique : le porte-bébé vient après.
Marylin Segat, pouvez-vous vous présenter ?
J’ai 4 enfants et c’est grâce à eux que je suis là maintenant. C’est parce que j’ai découvert le maternage proximal que grâce à mes enfants, j’ai commencé le portage. Cela a été le point de départ de plein de choses. J’ai un graduat en gestion des ressources humaines. J’ai travaillé pour de grandes entreprises. La relation humaine était importante pour moi. Et évidemment, quand on a des enfants, ça change tout ! Pour moi, en tout cas, ça a changé pas mal de choses. Cela m’a recentrée sur la relation avec mes enfants et comment évoluer avec eux. Donc le portage a entraîné ma participation à plein d’autres formations, a ouvert pas mal d’autres portes et cela fait 18 ans – l’âge de mon fils aîné – que je suis en formation continue en communication et avec toutes les choses de la vie qui arrivent… Je suis formée en kinésiologie, réflexes archaïques, communication, tout ce qui tourne autour du bien être aussi. Je donne cours de feng shui. Et j’intègre même les notions de portage dans le feng shui : maternage, communication non violente, attachement. Je fais des liens entre ces disciplines. Donc j’enseigne.
On s’est connues dans le cadre du portage.
Oui. C’était pour mon 2ème. Le 1er, je l’ai beaucoup porté dans les bras. J’ai fait un atelier de portage, puis ta formation au portage et à sa transmission.
On observe actuellement les dérives de la pensée du risque zéro. On l’observe sur un plan médical ou plutôt politico-médical, mais on l’observe aussi dans le monde du portage.
Ah ! La sécurité ! Vaste domaine… Oui, c’est vrai que les premières angoisses chez le parent, c’est la peur de ne pas y arriver, déjà. Parce que le porte-bébé est un monde à part pour eux et ils se sentent déjà incompétents en arrivant. Ils ne savent pas comment faire, donc ils ont peur. Ils ont l’angoisse de ne pas y arriver et celle de faire tomber bébé.
C’est parce qu’ils font l’objet d’une surveillance très étroite pendant toute la grossesse de la part du monde médical, pour beaucoup, où la mère est sans cesse susceptible d’être prise en défaut dans ses capacités de pondre un beau bébé en bonne santé. Et il y a aussi une surveillance de l’entourage, qui n’est pas toujours bienveillant, et donc ça génère une ambiance particulière.
Oui, ça se ressent fortement dans les séances de portage. Bruno Humbeeck parle du parent-drone. J’ai vraiment la même sensation avec les mamans que j’accueille. La famille, c’est la famille drone. Chaque fait et geste est screené, décortiqué, critiqué, jugé sur base de croyances erronées. Si on se renseigne quelque peu médicalement et psychologiquement parlant, on voit que pas mal d’études prouvent le contraire de nos croyances. Et donc la maman lit. Elle veut être le parent parfait, – parce qu’on a la pression d’être des parents parfaits -, pour bien faire. Si je fais bien, j’aurai un bon point. Si je fais mal, j’irai en enfer. On ressent vraiment ces notions et ce poids culturel aussi dans les séances. Donc elles croient qu’elles doivent absolument réussir à porter. Elles doivent mettre bébé dans l’écharpe du premier coup. Elles doivent savoir allaiter. Elles doivent accepter de ne plus allaiter. Elles doivent vraiment répondre à des injonctions et finalement, elles ne font plus forcément attention à ce qu’elles pensent ou à ce qu’elles ressentent au quotidien. Donc elles lâchent un peu la pression pour pouvoir avoir la paix et elles obéissent pour être tranquilles par rapport à la famille et par rapport à ce qu’on attend d’elles. Et ça se ressent vraiment en séance. C’est pareil pour les nœuds avec l’écharpe : ils doivent être parfaits, comme dans les vidéos montrées sur toutes sortes de sites et dans des manuels. Je le ressens quand-même pas mal.
Est-ce que c’est la perfection qu’on vise dans le portage ou est-ce qu’on recherche autre chose ?
On recherche la perfection de l’imperfection. Mon approche est plutôt de redonner confiance à la maman dans sa capacité de materner. On a ça dans nos gênes. On porte depuis la nuit des temps. Depuis que l’homme s’est redressé, on porte, donc on sait le faire. C’est juste la culture, la société, les livres, les gens qui ont imposé une norme ou un dogme du parent parfait par exemple, qui impose cette perfectitude. Non. Le but, c’est vraiment d’aller rechercher les compétences du parent à porter : on sait le faire. Peu importe si le nœud est imparfait : on y va ! Le bébé est agrippé à sa maman ou son papa. Il importe qu’ils soient bien dans leur corps, qu’ils aient une posture et un ancrage qui les mette en sécurité. Le reste n’est jamais que du détail.
Je suis très perplexe face à la tendance à la recherche de la perfection, étant donné que ma motivation pour enseigner le portage a été la constatation de l’angoisse qui animait les parents quand je décrochais le téléphone lors de ma permanence de soutien téléphonique de soutien à l’allaitement. Bien souvent, les parents demandaient des confirmations de leur désir de prendre leur bébé. Ils n’osaient pas, d’eux-mêmes, écouter ce qu’ils ressentaient en eux et aller chercher le bébé qui pleurait dans son lit. Et ils en ressentaient pourtant, la plupart du temps, le désir. Et donc ils étaient coincés entre les injonctions et la peur de mal faire, qui avant déjà été instillée dans la génération précédente par le monde médical.
Je fais les mêmes constatations.
Et donc on est actuellement pris en porte à faux : pourquoi le monde du portage devrait-il renforcer des peurs alors que le portage est un puissant levier pour apaiser ces peurs et aider les parents à prendre conscience de leurs capacités énormes ?
Tout à fait d’accord ! J’ai fait les mêmes constatations dans les séances. On a parfois une injonction de la part du corps médical également basée sur la peur. Ce que j’entends encore régulièrement maintenant, alors que le contraire est prouvé, c’est : ne prenez pas vos enfants dans les bras, ils font des caprices, ils vont vous monter sur la tête. Trop les prendre à bras n’est pas bon pour eux. Je l’entends encore régulièrement de la part de membres du corps médical, de médecins, de pédiatres. Où va-t-on ? Donc les mamans, les papas, surtout pour les premiers bébés, – c’est mon ressenti – , font confiance à la blouse blanche. J’ai l’impression que, par ce biais, le parent donne son pouvoir en tant que parent et ses compétences au corps médical. Il écoute le corps médical. J’ai également en retour des mamans qu’elles craignent des reproches de membres du corps médical si ceux-ci les voient porter leur enfant. Elles m’expliquent qu’elles n’ont pas envie de se faire critiquer par leur médecin, de recevoir cette charge de jugement et que donc elles ne portent pas, afin d’avoir la paix et d’échapper à cette pression. Et oui, on est en porte à faux, on est dans des paradoxes, dans des nœuds coulants. Je ressens que je dois porter mon enfant parce qu’il pleure : on sait très bien instinctivement qu’un enfant qui pleure est un enfant qui est en danger, dans notre histoire, et donc on va instinctivement vouloir aller le chercher. À ce moment-là, la pensée reprend le dessus et on se dit : Ah oui ! Mais si je le prends, je vais en faire un enfant capricieux, un enfant qui va me monter sur la tête, un enfant roi et toutes les injonctions de la pensée reviennent. Le parent est assis entre deux chaises : mon instinct me dit ça, mais ma pensée me dit autre chose. Et à chaque fois, c’est pour le bien de mon enfant. Donc c’est le stress total ! J’ai des mamans qui s’écroulent en séance. Elles pleurent. Parfois, je fais des séances de portage dans lesquelles on n’a pas vu un nœud ! Pas un seul ! Je fais juste de l’empathie par rapport à la prise de pouvoir pendant l’accouchement, par rapport à la prise de pouvoir familiale. La maman n’en peut plus, elle craque parce que tout se mélange dans sa tête… Oui, elle avait en elle l’enfant projeté. Quand l’enfant est dans notre ventre, on ne sait pas encore à quoi s’attendre, à part tout ce qu’on nous a raconté et tout ce qu’on a lu. Après, il arrive vraiment, et donc forcément nos gènes s’expriment, nos émotions, nos réflexes de maternage s’activent, et donc on n’est plus la même, physiquement, dans le temps présent, avec son bébé que la mère théorique avec un bébé théorique qu’on a été.
Et donc les mamans sont confrontées à ce paradoxe et elles sont vraiment mal dans leur peau. La plupart de celles que je reçois en tout cas sont mal dans leur peau avec ce décalage entre la pensée et la réalité qu’elles vivent au quotidien. Et elles ne se sentent pas soutenues, du coup, par une part des blouses blanches qu’elles rencontrent. Elles ressentent le poids familial et se sentent seules. Elles n’arrivent plus à avoir suffisamment d’énergie pour lutter. Une maman qui accouche a besoin de son énergie pour s’occuper de son bébé, pour allaiter et pour vaquer à ses occupations de maman. Elle ne doit pas avoir le cerveau occupé à devoir se justifier, à devoir expliquer, dire pourquoi elle fait les choses qu’elle fait et à devoir se battre contre des croyances auxquelles elle ne croit plus du tout maintenant qu’elle a accouché.
Ingrid Bayot explique que l’entourage ne soutient pas : il surveille.
C’est vraiment ça : il ne donne pas de soutien et les mamans que je vois dans les consultations ONE (PMI en France) régulièrement, à intervalles de 15 jours, me suivent pendant parfois un an, un an et demi, et pour elles, c’est le moment de papote entre mamans. Elles peuvent échanger entre elles sur leurs petits tracas familiaux, d’allaitement, la scolarité de leurs aînés. Elles forment de véritables petits groupes de parole entre mamans et ça leur fait du bien ! Elles me disent que pour elles, c’est comme une thérapie. Moi, je les recadre en ce qui concerne le portage ou encore la psychomotricité. J’essaie de faire la part des choses entre ce qui est dit et des croyances. Je donne des informations médicales vérifiables et autres, pour qu’elles puissent s’appuyer sur ces bases scientifiques, pour qu’elles puissent se défendre et un peu avoir la paix avec leur entourage. Entre mamans, elles parlent réellement de ce qu’elles vivent au quotidien. Cela leur fait un bien fou et je pense que cela manque dans notre société. Elles se sentent assez bien isolées dans leurs familles suite à ce manque de soutien et cette surveillance accrue qui les enfonce.
J’ai déjà observé que les groupes de massage-bébé permettaient aussi la création d’amitiés de parents qui ont des bébés du même âge et qui parfois se prolongent très longtemps.
J’observe ça aussi dans certains villages : les mamans se revoient et deviennent amies. Du coup, elles se soutiennent mutuellement. Elles sont 2, 3, 4… Comme elles ne bénéficient pas de ce soutien au sein de leur famille, elles trouvent un soutien à l’extérieur : le soutien par les pairs. Elles s’en sortent mieux et peuvent s’affirmer davantage au quotidien. J’observe qu’elles prennent confiance en elles grâce à cela. Je vois qu’elles ne sont pas seules.
C’est un peu court de croire que dans des ateliers de portage, il ne s’agirait que de portage en réalité.
Oui. Je pense que le portage est le prétexte.
Est-ce que des mamans que tu suis sur le long terme – puisque certaines viennent fréquemment pendant un long moment – connaissent une évolution dans leur niveau d’anxiété par rapport au fait de s’assumer, d’être à l’écoute de ce qu’elles ressentent comme bon pour ce qu’elles apprennent à connaître de mieux en mieux de qui est leur enfant ?
Oui. Elles partagent le quotidien avec leur enfant. Donc elle ne voit pas forcément les changements que vivent leur bébé. Mais elles voient les changements avec les bébés des autres et dans le comportement des autres mamans. Ça fait effet miroir. Les mamans disent : chez toi, c’est pareil aussi ? Oh ! Je n’avais pas remarqué. Et donc les neurones miroirs ou l’effet miroir interviennent, qui font qu’elles avancent ensemble Et elles peuvent se réapproprier cette compétence aussi parce que les autres la verbalisent. C’est vraiment très intéressant. Dans certains ateliers, j’arrive sans savoir quel type d’atelier je vais donner. Je demande aux mamans ce qu’elles veulent faire ce jour-là. Elles y vont de leurs envies, de leurs angoisses… Et on avance comme cela. Du coup, elles essaient des exercices de massage ou encore de psychomotricité en fonction de leurs problématiques pour la fois suivante, soit 15 jours plus tard. Ensuite, elles me donnent leur feedback et leurs remarques. S’il y a un point spécifique à travailler, par exemple un enfant qui fait du trois pattes au lieu du quatre pattes, je leur donne un mouvement permettant à l’enfant de retrouver un quatre pattes. Elles vont devoir faire ce mouvement tous les jours et voir comment le bébé évolue. La plupart du temps, 15 jours après, le bébé fait du quatre pattes ou il se retourne, ou encore autre chose. Elles voient vraiment une évolution. Et comme je leur livre l’explication rationnelle de ces exercices, comme je leur explique le pourquoi des exercices, elles ont une compréhension qui vient toucher une logique interne chez elles, une logique qui est parfois en porte à faux avec la norme édictée par les milieux médicaux et le milieu familial, mais qui vient toucher une logique personnelle, et les mamans se renforcent. Certaines me disent : j’ai fait les mêmes mouvements avec mon plus grand et je vois une évolution : il est plus calme, plus apaisé. Et donc les mamans se disent : pour chaque problématique que je peux avoir, je suis capable moi-même d’avoir une solution et de l’appliquer. Je leur donne des petits cours, puis elles le font spontanément et elles reprennent leur pouvoir à la suite de cela pour gérer les situations qui se présentent à elles : stress, anxiété chez l’enfant, maux musculaires, etc, et elles conseillent d’autres mamans. C’est ça qui est chouette ! Ça a un effet boule de neige…
Ça demande une réflexion sur le rôle que l’on a lorsqu’on anime un atelier.
Je parle de cela depuis 15 ans ! Que ce soit dans le portage ou dans tout autre domaine, il ne suffit pas de savoir porter : il faut savoir le transmettre. Transmettre une matière lorsqu’on n’est spécialisé que dans cette matière, c’est avancer avec le nez dans le guidon. Pour pouvoir enseigner une matière, il est important pour moi, en tout cas, de pouvoir faire le tour des domaines attenants, pour vraiment avoir une vue d’ensemble. Nous, occidentaux, avons tout compartimenté. Le portage est une chose, le massage en est une autre, le langage des signes encore une autre, idem pour la psychomotricité, et donc on se retrouve avec des ateliers séparés, alors qu’ils vont tous les uns avec les autres. Le portage est un massage du corps, une danse. En parlant de psychomotricité, on voit que le portage permet l’agrippement et tout autre développement moteur, et j’en passe… Donc oui, il est important d’être formé dans d’autres domaines, surtout la communication, l’empathie et l’accueil des émotions. En ce qui me concerne, mes ateliers sont plus proches de la thérapie que de la transmission de techniques. Il est important d’avoir des compétences relationnelles et d’être dans le non jugement et dans l’accueil des mamans et de leur vécu. Je remarque que leur donner la parole sur leur vécu pendant la grossesse, pendant l’accouchement et le post partum libère même des comportements chez l’enfant, c’est-à-dire que cela apaise. J’ai régulièrement des bébés qui pleurent sans cesse ou qui se réveillent 15 fois la nuit. Rien que le fait de faire parler la maman et que la maman exprime ce qu’elle a vécu, la douleur qu’elle a vécue, est suivi par l’arrêt ou une diminution des pleurs du bébé. Même après plusieurs années, – parce que certaines mamans qui viennent pour un bébé s’expriment sur un accouchement antérieur -, le fait que la maman s’en libère apaise la famille complète. Exemple : Depuis que j’ai pu m’exprimer en atelier, je n’entre plus en conflit avec mon fils le soir. J’ai plein d’exemples de ce genre. Les mamans me disent : C’est la première fois que j’ai l’occasion de parler de mon accouchement, de parler de ce que moi j’ai vécu ! On m’a toujours dit, surtout pour les accouchements traumatiques : Sois contente, tu es vivante et ton bébé est vivant et en bonne santé ! Il n’y avait aucune place pour ce que j’ai vécu en tant que mère dans mes émotions. J’ai senti que je n’y arriverais pas. J’ai senti qu’on prenait du pouvoir sur mon corps. J’ai senti que je n’étais pas respectée. On m’a parlé comme à un chien. On m’a promis qu’on ne me ferait pas d’épisiotomie : on me l’a faite quand même sans me le demander. Tout ça, il faut que cela sorte à un moment ! On a de chouettes résultats ensuite en séance. On voit le changement qui s’opère chez la maman. Même physiquement : au début, elles arrivent fermées. Leur visage est serré parce qu’elles ont peur, elles ont mal. Et au fil de la séance, j’observe une ouverture du visage. Les personnes rayonnent. Après trois ou quatre ateliers, elles arrivent rayonnantes avec plein de choses à partager, ce qu’elles n’avaient pas au tout début.
Favorises-tu le partage des informations ou des compétences ? Par exemple, si une maman dans un groupe maîtrise une notion ou un nouage, est-ce que tu vas t’appuyer sur ses connaissances pour la faire parler et mettre en avant ses compétences plutôt que te mettre en avant et apporter ce que toi tu peux apporter pour compléter ce qu’elle partage déjà, pour valoriser tout ce qu’elle sait ?
Pas de prime abord, afin d’ éviter d’avoir l’attention focalisée sur elle. J’attends que les mamans fassent d’abord un peu connaissance. J’observe beaucoup le non verbal et dès qu’une maman ou un papa a un geste qui pour moi est naturel, qui est vraiment un langage du corps et pas forcément un appris sur un blog ou sur une vidéo, là, je dis : Ah ! Regardez… Tu peux le refaire, ce mouvement là ? Vas-y, montre-nous, parce que c’est vraiment un mouvement naturel. Du coup, la maman ou le papa le refait, les autres parents l’observent et tentent de le refaire et c’est vrai qu’il y a une valorisation. Certains parents connaissent certains nœuds et parfois je demande : Est-ce que tu veux nous montrer comment tu fais ? Quand je fais ça, elles ont souvent un a priori : Oui, mais je ne suis pas sûre de bien le faire… On en revient toujours à la même problématique.
Oui, surtout qu’il y a de la surveillance des vidéos et des photos que les mamans osent parfois partager sur les réseaux sociaux. Il y a du jugement et des mots très durs.
Oui. Il est trop haut. Il est trop bas, etc. On retrouve chez certaines animatrices de portage le même jugement que le jugement familial sur la maman. Quand je reçois des animatrices en formation, je suis perfectionniste dans l’observation des compensations.
Il me tient à cœur que l’animatrice puisse voir toutes les compensations dans le corps du parent, afin qu’elle puisse l’accompagner au mieux dans son corps. Dans ce contexte, j’ai un côté plus directif et théorique, afin que l’animatrice puisse vraiment observer quel nouage pourrait le mieux convenir à une maman en fonction de ses gestes, parce que certains parents n’apprécient pas les nouages sur le ventre. Ils n’arrivent pas à un résultat satisfaisant et confortable pour eux. Ils ont un a priori ou quelque chose dans leur corps ne fonctionne pas par rapport à l’avant. Par contre, ils portent sur le côté d’une manière merveilleuse. Ils ont une gestuelle sur le flanc qui tombe à pic avec le bébé. Voyant cela, j’invite plutôt le parent à commencer par un nouage sur la hanche, pour se mettre en confiance. Il pourra porter bébé en ventral un peu plus tard. Il faut pouvoir observer cela. Avec l’expérience, ça devient instinctif. Il s’agit d’être pragmatique et méticuleux dans l’observation pour pouvoir revenir au geste juste, pour décortiquer quels sont les gestes compensés et les gestes qui viennent vraiment du corps et que notre cerveau nous dicte pour porter. Après, ça redevient naturel, parce que même le futur animateur revient vers ses gestes naturels. Donc j’ai cette exigence pragmatique dans la formation mais pas dans l’accompagnement du parent.
Tu prépares un animateur au fait d’accompagner des personnes, donc c’est très différent. Peux-tu expliquer le terme compensation ?
La plupart du temps, les parents ont peur que leur bébé tombe. On leur a sans cesse répété : Attention ! La tête de bébé est fragile. Qu’est-ce qu’ils font quand ils les tiennent dans les bras ? Ils compensent vers l’arrière.
Ils penchent leur dos vers l’arrière par peur. C’est de l’appris. Je demande aux parents d’effacer tout ce qu’ils ont appris. Je leur dis que le bébé tient tout seul : à partir du moment où on met la main en dessous des fesses, lombaires, dorsales et cervicales s’empilent. Bébé revient dans son réflexe de Moro. J’explique quelque chose de mécanique parce que, comme ils sont dans le mental, je leur parle avec le mental, pour qu’ils puissent comprendre la posture. Et donc, je leur demande : Écartez vos jambes. Soyez souples dans les genoux. Tenez votre bébé. On va jouer sur la pesanteur. Le parent change sa posture et dit : Je me sens mieux dans cette posture. Est-ce que bébé va tomber ? Non. Et je leur explique qu’il y a finalement plus de risques de tomber en posture de compensation, car la pesanteur ne joue plus. Plus on se déporte en arrière, plus un nouage kangourou en écharpe peut se décapsuler par exemple, alors que quand on est droit dans son axe avec la pesanteur, le bébé tient grâce à la pesanteur. Et on revient sur un mouvement beaucoup plus naturel du corps. Quand on se penche en arrière, notre proprioception joue. Le cerveau se dit : Attention ! On va tomber. Le parent produit des hormones de stress. Le bébé, étant sensible à cela, se met à stresser aussi. C’est communicatif. Donc bébé pleure. Le parent n’est plus en confiance par rapport à son nouage. Il dit qu’il est nul et part dans le jugement et le jugement personnel. Se pencher en arrière est un type de compensation récurrent.
Ce que j’observe dans cet entretien, c’est qu’on ne parle pas de porte-bébés mais qu’on parle des corps. C’est entre les corps que le portage se joue.
C’est la base ! Le porte-bébé vient en dernier. Se sentir bien chacun dans son corps permet d’interagir ensemble. Le bout de tissu permet juste d’avoir les mains libres. Et encore ! Les bébés tiennent tout seuls.
N’est-ce pas parfois une peur qui nous fait croire que la sécurité réside dans les porte-bébés et dans les techniques d’installation ?
Oui. En tout cas, la peur est récurrente, tout comme la surfocalisation que l’on place dans la sécurité dans tous les ateliers de portage. C’est très intense au Canada, plus qu’en Europe. Les fascicules qui accompagnent les porte-bébés ne parlent que de sécurité. Les fascicules belges de l’ONE (équivalent belge de la PMI française) ne parlaient à un moment que d’interdictions et d’injonctions de peur relatives à la sécurité.
C’est un vocabulaire très pervers qui ne rassure absolument pas et qui crée l’angoisse.
Ça crée l’angoisse et, en même temps, on ne fait pas la même chose avec les poussettes et autre matériel de puériculture qui sont autrement dommageables qu’un porte-bébé dans l’absolu. On ne va jamais dire à un parent : Dans la poussette, la tête risque d’être plate. Idem concernant le relax : on n’évoque pas le risque de plagiocéphalie… À l’occasion d’un cours que je donnais dans une unité pédiatrique, j’ai posé la question de savoir quel était l’état des connaissances actuelles concernant la plagiocéphalie. Réponse : On ne nous l’a pas appris à l’école !, disaient les pédiatres et les infirmières pédiatriques (équivalent belge des puéricultrices françaises). Donc c’est à force de voir des enfants avec le crâne plat que je me suis renseignée. Avant, on disait que le crâne se remettait spontanément et que les cheveux allaient repousser. Donc jamais un parent n’entend que la poussette et le relax peuvent générer la plagiocéphalie, que la pesanteur pousse très fort sur l’articulation de la hanche du bébé et qu’un bébé est fait pour être positionné en petite boule durant les trois premiers mois de sa vie. La poussette donne aux parents l’impression de garantie absolue de sécurité, parce que tout le monde l’utilise. Par contre, il faudrait soi-disant avoir peur du portage alors que la position la plus naturelle possible pour le nouveau-né est d’être accroché au buste de son parent durant les premiers mois de sa vie. Parce que le bébé a ces compétences-là. Il a tous les réflexes d’agrippement pour pouvoir s’agripper sur le corps du parent. Couché, il ne met pas en pratique ses compétences innées. Il est clair qu’on a besoin de coucher ce bébé pour qu’il puisse se retourner à gauche, à droite dans le cadre de son développement moteur, mais la base, c’est quand-même l’agrippement pour l’attachement, pour la stimulation du système vestibulaire et plein d’autres choses très positives relatives au portage.
Stimuler la lactation aussi.
Oui, et la relation… Comme tu disais, on alimente la peur en axant tout sur la sécurité. C’est alimenté. À partir du moment où le parent retrouve son mouvement corporel, il retrouve sa propre sécurité intérieure. Je vois des parents qui n’osaient même pas imaginer mettre un bébé sur le dos le faire après quelques séances. Ils ont réappris le mouvement. Ils ont réappris à se faire confiance et à faire confiance aux capacités de leur bébé. Le bébé n’est pas une petite chose toute fragile qui ne sait rien faire. C’est une croyance répandue en Occident. Bien au contraire, le bébé a plein de compétences.
C’est nous qui avons oublié tout ce qu’il est capable de faire.
Oui. Je pense qu’on ne nous l’a pas transmis non plus. Et donc on doit réapprendre. On est déconnectés de notre corps et le portage, c’est d’abord être bien dans son corps, dans son mouvement, dans son continuum, soutenir les compétences de bébé. Et le porte-bébé vient après. C’est juste la cerise sur le gâteau !
Quand le porte-bébé fait plusieurs tours des corps, c’est peut-être pour nous rassurer. Est-ce indispensable ? Faut-il décrédibiliser un pagne, un mbotu ou un hamac tout simple, une écharpe courte ? Ils font le job.
À part en Occident, nulle part on n’utilise 5 m d’écharpe pour porter un bébé. Nous sommes les seuls à porter nos bébés sur le ventre tout le temps. Une fois que les corps sont accordés, on n’a pas besoin d’autre chose qu’un bout de tissu ou d’une manière d’apporter un soutien aux corps en action. Mais ça nous rassure. Ça peut être une porte d’entrée au portage, parce que certains n’oseraient pas porter sans ces 5 m de tissu. C’est aussi lié à notre réflexe de Moro. S’il est actif, on a besoin d’être serré pour notre sécurité. Donc, le fait d’avoir trois tours d’écharpe bien serrés nous rassure. On peut progressivement retrouver confiance en notre capacité de porter. Avec l’entraînement et l’expérience, les mamans comprennent que bébé tient tout seul finalement. Elles peuvent alors passer un nouage kangourou tout autour du buste : sur la hanche, sur le dos, sur le ventre, un nouage qui implique un seul passage de l’écharpe tout autour du parent. Vient alors l’idée de prendre un sling… un rebozo… un pagne… On ose… On a reconnecté. Donc 5 m, ça sert mais ce n’est pas indispensable. Ça nous sert à nous, occidentaux, pour nous rassurer.
C’est un gros travail de débroussaillage, y compris sur le plan culturel, pour rendre ça très accessible à nos enfants, pour qui c’est très simple finalement !
Ma fille de huit ans porte en pagne mieux que moi. Elle a un déhanché formidable. Je pense que les enfants portés ont déjà vécu ça dans leur corps, en plus de l’avoir vu. Pour eux, c’est une évidence.
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Pour aller plus loin, le livre d’Ingrid van den Peereboom paru aux éditions L’Instant Présent : Un petit noeud et puis s’en va… le portage dans tous ses états