Il n’y a pas de raison de séparer les émotions positives et négatives
Dans son livre Happycratie, Eva Illouz rappelle qu’il n’y a pas de raison, ni sur le plan sociologique ni sur le plan psychologique, de séparer les émotions positives et négatives. La vie est faite de sentiments mêlés et ambivalents et les émotions sont toutes des messagères au service de la vie.
Eva Illouz, sociologue et critique de la psychologie positive prise comme nouvelle norme du bonheur, affirme qu’on peut être à la fois triste et soulagé de la mort d’un proche qui avait une longue et douloureuse maladie ou qu’un voleur à l’étalage pourra ressentir à la fois excitation et culpabilité.
Selon elle, les alliages émotionnels devraient être considérés comme des états cohérents et irréductibles – et non simplement comme de pures additions d’émotions. Cela signifie qu’il n’existe aucun état précis susceptible d’être nommé sans ambiguïté « bonheur ».
Eva Illouz mentionne quelques exemples :
- l’espoir combine toujours le désir qui donne énergie et courage et l’appréhension que l’objectif ne soit pas atteint,
- le pardon peut apaiser le ressentiment mais il peut aussi l’aviver et conduire à somatiser (parce que le pardon va mettre un couvercle sur les émotions de colère et de tristesse) -> pour aller plus loin :« Nous n’avons nul devoir de gratitude envers des parents qui nous ont maltraités, encore moins celui de nous sacrifier pour eux. » – Alice Miller
- la colère peut conduire à la violence mais elle est aussi l’émotion qui permet de se réparer face à l’impuissance et de se révolter contre le manque de respect, qui pousse à s’unir pour affronter des injustices communes
- l’envie peut être source de ressentiment et d’hostilité, mais elle peut également conduire la personne envieuse à redoubler d’efforts, à s’efforcer d’atteindre l’objectif désiré, et elle peut également s’accompagner d’admiration.
Les inconvénients à se montrer positif en toutes circonstances
Eva Illouz avertit sur le fait que se montrer positif en toutes circonstances et chercher à supprimer la colère n’est pas toujours une bonne chose. Elle cite plusieurs risques :
- le risque de dépression en sera augmenté en cas de déconvenues graves,
- une propension au désengagement émotionnel, se révélant dans certaines circonstances peu empathique pour autrui, peu soucieuse d’autrui, peu solidaire (Illouz écrit : “des chercheurs ont par exemple démontré que des individus constamment joyeux se montraient, dans le cadre du jeu du dictateur, bien plus égoïstes que des individus à l’humeur plus mélancolique, que ce soit lors d’expériences en laboratoire ou non”),
- le comportement émotionnel positif est souvent associé à une certaine diminution de l’empathie objective,
- forte tendance à la stéréotypisation,
- risque d’erreurs de jugement lorsqu’il s’agit d’expliquer son propre comportement et celui d’autrui (les personnes constamment positives auraient en effet tendance à ignorer les facteurs circonstanciels et à céder bien plus que les autres aux préjugés).
Les bienfaits des émotions dites “négatives” : l’exemple de la colère
Nous avons parfaitement le droit d’être en colère. La colère est à l’origine des soulèvements contre l’oppression, l’injustice, le manque de reconnaissance – contre toute forme de mépris social ou de négation de la personne, d’atteinte à sa dignité humaine. La colère n’est pas synonyme de violence et nous pouvons d’ailleurs interroger la notion de violence et sa légitimité.
Des émotions dites négatives comme la haine sont intrinsèquement liées à toutes les logiques d’action et réaction politique, et concourent à façonner le sentiment que l’on se fait de sa propre valeur, l’identité personnelle.- Eva Illouz
Ainsi, Eva Illouz dénonce le fait que gommer les émotions dites négatives (tristesse, peur, jalousie, honte et surtout colère), c’est nier la nature politique et la fonction sociale de ces émotions pourtant utiles.
C’est que toute émotion fournit une information essentielle sur la manière qu’a l’individu de construire son récit de vie, sa manière de nouer des relations, d’évoluer dans son environnement social, de supporter les pressions, de saisir ou non sa chance, d’affronter les épreuves. Toute émotion fournit également de précieuses informations sur ce qui pousse l’individu et les groupes à agir, à se rassembler, à se mobiliser. – Eva Illouz
Il ne faut pas craindre la colère, moteur de changement et d’indignation
Faire la différence entre colère et violence
La colère est indésirable d’un point de vue social car elle est confondue avec la violence. Les gens croient que c’est une émotion qui ne devrait pas exister alors que c’est une émotion utile dans le sens où elle est le moteur des changements (sociaux notamment).
Une émotion est de l’ordre du réflexe physiologique : elle passe par le corps et est déclenchée involontairement. La colère a plusieurs dimensions :
- les sensations physiques (ex : coeur qui bat plus vite, gorge serrée, visage rouge…),
- l’intensité de l’émotion (agacé, énervé, excédé, en rage…),
- les pensées (ex : il le fait exprès, elle me prend pour un abruti…)
- les tendances à l’action (ex : envie de frapper, de casser, d’insulter…).
La colère est donc un message nécessaire que nous envoie le corps mais qu’on sait mal décoder. Elle nous fait parfois faire et dire des choses que nous regretterons après parce que le cerveau qui réfléchit est court-circuité. Il n’y a plus le filtre qui permet les actes socialement acceptables et acceptés.
Toutefois, l’émotion de colère est différente de l’expression de la colère. Le problème n’est jamais l’émotion de colère en soi, mais la manière dont est manifestée la colère.
La colère est une réaction saine face à l’injustice, à l’impuissance, à l’échec, à la frustration, au constat de l’inertie. C’est l’émotion qui répare en cas d’échec ou de deuil et pousse à agir pour plus de justice. Parfois, la colère est comme une “deuxième” émotion parce qu’elle est induite par la peur (par exemple quand on s’énerve après quelqu’un qui a grillé un feu rouge).
La colère et la peur sont les deux plus grands moteurs de l’action et de la création humaine (par exemple, les oeuvres d’art qui dénoncent des injustices).
Manifester de la colère sans passer par la violence
L’expression de la colère peut quant à elle recouvrir différentes manifestations : constructive ou destructive, intériorisée/ réprimée ou explosive, colère rancune (rentrée mais ruminée) . Une colère explosive n’est pas un problème une fois dans une vie (sauf si elle mène à des actes légalement répréhensibles) mais c’est la récurrence qui pose problème, à la fois dans les relations interpersonnelles mais aussi en matière de santé personnelle (AVC, problème cardiaque…).
Il ne faut pas avoir peur de la colère mais la considérer comme un moteur d’indignation. Il est possible de manifester de la colère en décrivant les injustices avec fermeté et indignation, en faisant référence à des valeurs humaines universelles, en parlant de ce qui se passe en nous (sensations physique, intensité de l’émotion, besoins non satisfaits).
Même à l’âge adulte, on peut apprendre à apprivoiser l’émotion de colère en la décodant en termes de sensations physiques, de mots traduisant l’intensité de l’émotion, de pensées à recadrer et de tendance à l’action à canaliser vers des actions constructives (pour servir des besoins – les siens ou ceux des autres – plutôt qu’agresser). En effet, les enfants se construisant principalement par imitation, de nombreux adultes ont pris au cours de leur éducation des habitudes qui mobilisent des comportements dysfonctionnels (colères explosives qui se confondent avec la violence, colère réprimée, rancune…).
Par ailleurs, les personnes en proie à des colères dévastatrices récurrentes peuvent amorcer un travail sur la régulation des émotions en apprenant des techniques pour diminuer les effets de la situation stressante comme :
- quitter physiquement la pièce,
- préparer en amont ce qui va être dit,
- s’affirmer en message Je en s’appuyant sur les émotions ressenties et les besoins personnels insatisfaits,
- travailler sur l’intention accordée à l’autre (recadrer les pensées).
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Sources : Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies de Eva Illouz (éditions ). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
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