Des électeurs RN ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite

Félicien Faury est sociologue et a mené une enquête de terrain de 2016 à 2022 dans le sud-est de la France afin d’identifier les raisons du pouvoir d’attraction du RN (Rassemblement National, ex Front National). Les “électeurs ordinaires du RN” sont les individus ni militants ni candidats à des élections qui composent la base électorale du Rassemblement National dans la région Sud-PACA. Faury rappelle que l’électorat lepéniste du Sud est moins ouvrier et moins frappé par la pauvreté que l’électorat lepéniste du Nord-Est. Les électeurs RN sont tendanciellement dans des situations financières fragiles sans être dans la précarité (interim, CDD, CDI dans des secteurs en crise ou légèrement au-dessus du SMIC, entrepreneurs avec peu de capital scolaire pour se reconvertir) et se caractérisent par des trajectoires scolaires relativement courtes et un faible niveau de diplôme.

Félicien Faury étudie les “bonnes raisons” de voter RN dans des situations produites collectivement et des contraintes structurelles dans lesquelles un électeur évolue. Il s’agit bien des conditions sociales du vote d’extrême droite et non les personnalités des électeurs et des électrices. 

électeurs RN

Le racisme au coeur du choix électoral, même si le RN n’a pas le monopole du racisme.

Félicien Faury écrit que, dans la quasi totalité des entretiens menés, des propos à teneur raciste ont émergé, visant les personnes désignées comme des “arabes”, des “musulmans” ou des “turcs”. Pour les électeurs du RN, le mot “français” ne désigne pas vraiment une réalité matérielle (une carte d’identité par exemple), mais plutôt une couleur de peau (blanche) et une culture (supposément judéochrétienne, qui intègre l’alcool et le cochon dans les traditions culinaires notamment). Pour eux, le mot “français” n’englobe pas les personnes arabes et musulmanes.

Faury rappelle les 4 ressorts du racisme : 

  • fixation (un groupe est défini par quelques traits comme la couleur de peau, les vêtements ou le prénom et ces traits sont assignés une fois pour toutes, ce qui fait que les individus sont enfermés dans une identité imposée);
  • essentialisation (les membres d’un groupe sont comme ça par nature, ils le resteront toujours et un comportement serait lié au « sang » ou aux « origines »);
  • altérisation (fabriquer socialement une différence et lui donner une signification hiérarchique : l’autre est inférieur, particulier, problématique ou menaçant);
  • hiérarchisation (le racisme ne se contente pas de distinguer des groupes ; il les classe et il légitime la domination d’un groupe qui se voit comme avancé sur un autre qui est considéré comme arriéré).

Les origines ou la religion des personnes sont avant tout supposées par les enquêtés. Faury rappelle toutefois que le racisme exprimé par les électeurs du RN est une forme de racisme. Si les sciences naturelles ont prouvé que les races biologiques n’existent pas, les sciences humaines ont montré qu’il y a toujours de la race dans le monde social. Le RN n’a pas le monopole du racisme (le racisme existait bien avant la création du FN, ancêtre du RN). Le racisme infuse la société française dans les productions artistiques (représentation graphique des personnes africaines avec des grosses lèvres par exemple), les programmes scolaires (exemple : présentation de la colonisation comme partiellement bienfaitrice), la considération des populations des territoires ultramarins (exemple : sous financement des services publics à Mayotte, répression policière en Nouvelle-Calédonie ou scandale de la chlordécone) ou encore le traitement médiatique des banlieues (minimisations et justifications des violences policières).

L’immigration vue comme une menace économique par les électeurs RN

Pour les électeurs RN sudistes enquêtés, l’immigré n’est pas tant vu comme venant voler le travail des français, mais comme un chômeur ou un assisté qui vole indirectement les travailleurs français de souche par le biais des cotisations sociales redistribuées sous forme d’allocations et d’aides financières. Par ailleurs, ce n’est pas vraiment le fait d’être soi-même au chômage qui mène au vote RN (cela conduit plutôt à l’abstentionnisme), mais le fait de voir se diffuser les situations de chômage autour de soi.

Le moteur du vote RN tient plus à la colère contre l’assistanat et au ressentiment fiscal qu’à la peur. Les électeurs RN se voient comme des “vaches à lait“, victimes d’un système fiscal injuste : ils ne se considèrent pas dans le besoin, mais n’envisagent pas l’avenir avec sérénité pour autant (accident de la vie, accès à la propriété, études des enfants…) Ils s’estiment piégés dans un “mauvais milieu” : ni trop pauvres pour toucher des allocations, ni trop riches pour se sentir à l’abri.

En parallèle, la valeur travail est très importante à leurs yeux, entraînant la condamnation de ceux qui reçoivent de l’argent sans rien faire. Or la racialisation de l’assistanat contribue à orienter les jugements vers le bas de l’espace social. Les profiteurs seraient les fraudeurs d’allocs, les immigrés chômeurs, les mères racialisées au foyer, tandis que l’évasion fiscale des classes bourgeoises ou les aides publiques aux entreprises non conditionnées ne sont pas considérées comme du vol d’argent public.

De plus, les personnes racialisées (qu’elles soient de nationalité française ou non) sont considérées comme responsables de leur sort (elles ne cherchent pas de travail, elles sont paresseuses ou profiteuses), alors que, dans les faits, elles sont victimes de discrimination à l’embauche (sans compter que les situations de travail des minorités sont majoritaires).

Une défiance envers l’Etat et l’école publique

Non seulement les privilèges sont retournés (comme s’il était préférable d’appartenir à une minorité car elle bénéfice d’avantages financiers et d’un accès prioritaire aux logements sociaux par exemple), mais l’État est considéré comme trop laxiste sur le plan de la police-justice. Aux yeux des électeurs RN sudistes, il existerait une clémence étatique à l’égard des jeunes de banlieue et la prison serait un “Club Med”. 

Par ailleurs, la qualité de l’enseignement dispensé dans les écoles publiques est sujette à suspicion quand l’école est située dans un quartier mixte (justifié par le “changement de leur population”, c’est-à-dire par la présence croissante de familles non blanches ou présentant des signes visibles d’appartenance à la religion musulmane, comme le voile). Félicien Faury écrit que, pour les parents vivant dans ces quartiers, placer ses enfants dans le public, c’est s’exposer à l’incertitude sur l’environnement et la valeur de l’enseignement dont ces derniers vont bénéficier. Le déclassement social des écoles publiques perçu par les électeurs RN les conduit à produire des efforts individuels pour le compenser (passer plus de temps sur les devoirs, payer des cours de soutien, envisager l’école privée ou même un déménagement dans un quartier plus cher).

Or le faible niveau de diplôme est une caractéristique des électeurs RN et ils ne peuvent guère compter sur leurs propres ressources pour assurer la réussite à l’école de leurs enfants. L’école publique est vue comme une option trop risquée pour assurer l’ascension sociale. Félicien Faury avance l’hypothèse que la part des femmes dans l’électorat RN de plus en plus grande est, en partie, expliquée par les craintes reproductives. En effet, le travail éducatif, par les parents ou par l’école, est très largement féminin : les femmes sont sensibles à ce qui semble menacer le travail éducatif et les électrices RN voient dans l’arrêt du regroupement national et la restriction des aides sociales aux seuls nationaux une manière de protéger leurs propres enfants face à des familles insuffisamment travailleuses et insuffisamment françaises à leurs yeux.

Pressions territoriales d’en haut et d’en bas

Les électeurs interrogés s’estiment coincés sur leur territoire entre l’appropriation des espaces valorisés de la région par les classes supérieures (les coins “tranquilles et sympas” devenus financièrement inaccessibles) et la dévalorisation des villes dans lesquelles ces électeurs vivent du fait de la présence de personnes perçues comme “arabes”, “turques” ou “musulmanes”. 

Pour Faury, il y a un effet ciseaux dans l’électorat sudiste RN qui s’estime déclassé. Il écrit que les électeurs RN n’envisagent pas de pouvoir changer les processus économiques qui entraînent l’augmentation des prix de l’immobilier, mais qu’ils estiment pouvoir mettre un terme à “l’invasion” de leurs quartiers par des habitants populaires racisés (précisément par le vote RN). 

Ces électeurs sont des “dominants dominés“. Faury constate qu’ils participent à constituer certains groupes comme repoussoirs sans parvenir à s’en éloigner suffisamment économiquement et géographiquement.

Islamophobie et laïcité vue par les électeurs RN

La notion d’islamophobie désigne l’ensemble des préjugés et des pratiques discriminatoires à l’encontre des personnes musulmanes ou supposées telles. Depuis 2013, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a intégré l’islamophobie dans ses enquêtes annuelles. Ces enquêtes ont mis en évidence que c’est à droite et à l’extrême droite que le rejet des musulmans est le plus élevé. Faury estime que l‘islamophobie est un racisme du quotidien.

Pour les électeurs RN interrogés, les manifestations de l’islam sont trop visibles et trop éloignées de la culture traditionnelle française. De ce fait, l’islam est vécu comme invasif et agressif. Dans cette perspective, le christianisme est patrimonialisé. En sociologie, la patrimonialisation du catholicisme désigne le processus par lequel le catholicisme cesse d’être principalement vécu comme une religion pratiquée pour devenir un patrimoine culturel, historique et identitaire, présenté comme un héritage collectif plutôt que comme une foi vivante.

En parallèle, la laïcité est instrumentalisée au service de l’islamophobie. En effet, l’extrême droite promeut une vision dite de “laïcité de combat” centrée presque exclusivement sur l’islam, étendue abusivement à l’espace social (rue, école, associations, parents d’élèves) et transformée en obligation de discrétion religieuse, surtout pour les musulmans. La laïcité est invoquée contre le voile, mais rarement contre les crèches de Noël. Cela produit une hiérarchisation implicite des religions : judéochristianisme = culture; islam = problème. A l’anormalité de l’islam s’ajoute son aspect menaçant à l’endroit de l’identité française.

Le “bon immigré” est, à la limite, un non musulman, ou en tout cas, un musulman discret qui n’expose pas sa religion. – Félicien Faury

Pour les électeurs RN, tous les immigrés ne se valent pas

L’électorat RN sudiste fait la différence entre les italiens, les portugais, les polonais ou même les chinois, et les arabes, les noirs, les musulmans et les gitans. Cette distinction permet aux électeurs de rejeter l’accusation de racisme : ces électeurs ne sont pas racistes et ne font pas preuve d’une haine aveugle, seulement d’une hostilité envers ceux qui ne s’assimilent pas. 

Les électeurs RN issus de l’immigration qui estiment avoir fait l’effort de s’intégrer ont confiance dans le fait que le RN au pouvoir saura trier les bons des mauvais étrangers. Ils mettent en avant des preuves de leur bonne assimilation. Pour les descendants d’immigrés votant RN, le fait de stigmatiser plus stigmatisables qu’eux, c’est s’intégrer au groupe blanc, c’est “acter sa qualité de bon français qu’il devient plus difficile d’assimiler aux inassimilables”. De ce point de vue, le vote RN apparaît comme un vote d’intégration, un espoir de préserver la position du bon côté et une manière d’échapper à l’éventualité d’être soi-même minorisé, déclassé et rejeté (socialement et géographiquement).

Effet de groupe, anti intellectualisme et trahison de la droite

Localement, il se produit un effet de normalisation du vote RN, dans un effet d’entraînement et de validation sociale. En effet, les préférences politiques sont collectivement fabriquées (comme tout comportement culturel). Dans les conversations avec les gens croisés au quotidien, il y a unanimité et consensus autour de l’idée que l’immigration est problématique d’un point de vue économique et culturel. Félicien Faury en conclut que rattacher le vote RN au repli sur soi ou à une crise du lien social est une erreur. Ce vote est plutôt le “produit de sociabilités partagées et la marque d’un sentiment d’appartenance à certains groupes sociaux auxquels on s’identifie positivement”. 

De plus, le vote RN est vu comme une manière de dire la vérité (dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas). La gauche est vue comme une donneuse de leçon qui ne connaît rien à la réalité et qui adopte une posture antiraciste morale parce qu’elle ne vit pas les désagréments des quartiers non privilégiés (saleté, bruit, incivilités, insécurité, école publique dégradée, selon les électeurs RN). L’antiracisme, et de manière générale les idées progressives, est vu comme de l’angélisme idéaliste, voire de l’arrogance déconnectée. De ce fait, les élites culturelles suscitent de l’hostilité. À l’inverse, les petites élites économiques locales (petits patrons, indépendants, notaires locaux) sont valorisées car le travail est mieux vu que le diplôme. 

Il y aurait en quelque sorte des parasites d’en bas (les populations précaires racisées) et les parasites d’en haut (les professions intellectuelles incluant les enseignants, les journalistes, les politiciens, les artistes, mais aussi les élites économiques ostentatoires et illégitimes, comme les banquiers, les rentiers et les héritiers). On retrouve dans cette idée des parasites d’en haut la notion de mérite par le travail manuel et l’antisémitisme liant les Juifs à l’élite financière. Pendant longtemps, les Juifs ont été exclus de nombreux métiers (interdiction de propriété foncière et de fonctions publiques), mais autorisés, voire contraints, à exercer des activités de prêt d’argent. Cela a contribué à associer les Juifs à la finance et à l’argent, alors que l’activité bancaire est en réalité marginale parmi eux. 

Par ailleurs, c’est la droite déçue (notamment par Sarkozy) qui alimente les succès du RN, bien plus que la gauche (qui se tourne tendanciellement vers l’abstentionnisme). Les électeurs RN interrogés par Félicien Faury taxent le personnel politique de pourris, de profiteurs et de voleurs. À leurs yeux, le personnel politique cumule les critiques économiques (richesse excessive et imméritée) et culturelles (usage de références culturelles vécu comme une violence symbolique). Bien que le RN soit un parti politique établi et que la famille Le Pen soit des politiciens de père en fille, il bénéficie d’une présomption de défense des blancs (ou assimilés culturellement aux blancs). Les électeurs RN anticipent les faiblesses politiques à cause des contre pouvoirs, mais ils estiment que les élus RN vont agir un minimum contre la “vague migratoire”, même si ces élus ne tiendront pas toutes leurs promesses (à l’image de n’importe quel autre parti pour lequel ils pourraient voter).

Le RN est vu à la fois comme une alternative antisystème jamais essayé et, en même temps, comme un parti légitime, compétent et respectable. Ce parti qui se présente anti-système quand il n’est pas au pouvoir devient en revanche parfaitement intégré quand il est élu et ses électeurs continuent de voter pour lui quand le “système” leur convient.

Le RN profite d’une situation produite à la fois par les inégalités capitalistes et par le raidissement raciste contemporain. Faury estime que c’est en se mobilisant sur ces deux fronts (anticapitalisme et antiracisme simultanément) que la lutte contre l’extrême droite sera efficace.

Une orientation politique n’est ni inéluctable ni irréversible et mieux comprendre les doutes, les enthousiasmes, les principes moraux, la vision du monde des électeurs des partis politiques opposés à nos idées permet de s’opposer plus efficacement et de proposer une alternative politique émancipatrice et solidaire.

……………………..

Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite de Félicien Faury (éditions Le Seuil) est disponible en médiathèque, en librairie ou sur les sites de ecommerce.

Commander Des électeurs ordinaires sur Amazon, sur Decitre ou sur la Fnac

électeurs ordinaires