Les pédagogies Freinet : des pédagogies émancipatrices, coopératives et non autoritaires qui favorisent la confiance en soi et la responsabilité

Auteurs Les Pédagogies Freinet

Je vous propose un nouveau format d’article sur le blog. Il s’agit d’interviews menées par Ingrid van den Peereboom, animatrice de l’émission radio Vers une parentalité bienveillante sur RCF et spécialiste du portage physiologique. Ses interviews donneront la parole à des penseurs et des penseuses de l’accompagnement respectueux des enfants qui aborderont des thèmes peu évoqués par ailleurs.

Aujourd’hui, Ingrid s’entretient avec Sylvain Connac, Bruce Demaugé-Bost et Isabelle Quimbetz, pédagogues et spécialistes, qui nous parlent des pédagogies Freinet. Uniques en leur genre, ces pédagogies émancipatrices, coopératives et non autoritaires favorisent la confiance en soi et la responsabilité. Les techniques Freinet sont fondées sur la création libre : textes, dessins, correspondance interscolaire, imprimerie, journal d’enfants, etc.

Pédagogies FreinetLeur livre a été co-écrit à dix mains. Isabelle Huchard est la cinquième à co-signer cet ouvrage paru aux éditions Eyrolles en 2019 sous le titre Les pédagogies Freinet : Origines, valeurs et outils. Sylvain Connac est enseignant chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paul Valéry de Montpellier. Bruce Demaugé-Bost est professeur des écoles en CE2-CM1-CM2. Bernadette Guienne est professeur de lettres au Vigan, au sein d’un collège rural des Cévennes. Isabelle Huchard est, quant à elle, professeur des écoles en maternelle à Lunel, en Réseau d’éducation prioritaire. Et Isabelle Quimbetz est professeure des écoles en CE2-CM1-CM2, dans une école socialement mixte d’un village situé au nord de Nîmes. Dans cet ouvrage collectif, ils retracent l’histoire de tout un mouvement, avant d’aborder ses valeurs et ses outils.

Le présent entretien fait suite à celui enregistré pour RCF Liège par Ingrid van den Peereboom au cours duquel les auteurs, accompagnés de Bernadette Guienne, ont répondu à ses questions.

Sylvain Connac, comment Célestin Freinet envisage-t-il la vie sociale et politique ?

Célestin Freinet était un pédagogue. Il a surtout participé à construire des techniques pour la classe, mais avec l’aide d’un mouvement pédagogique imposant et hétéroclite. C’est à ce titre que c’est aussi un militant des organisations adultes et donc porteur de visions politiques précises. Ce que l’on peut retenir de son engagement est bâti autour de trois grandes notions :

  • travail,
  • coopération
  • éducation populaire.

Pour lui, la vie sociale et politique a besoin de s’articuler autour du travail. Il préférait le travail émancipateur (permettant la réalisation de soi) au travail aliénant (forcé et dénué de toute satisfaction). Autant pour les enfants que pour les adultes, ce travail émancipateur est ce qui permet aux personnes d’advenir, tant au niveau de soi qu’à travers la reconnaissance sociale.

Cette vie sociale et politique se pense aussi avec d’autres. La coopération passe par la participation à des œuvres communes, sans pour autant accepter les répartitions inéquitables des tâches. Il est en effet essentiel que chacun puisse retirer un bénéfice personnel de ses participations collectives et, pour ce faire, des conseils coopératifs sont régulièrement organisés. Les participants peuvent y exprimer des envies de projets, s’associer avec d’autres et penser ensemble les conditions les meilleures pour que les projets des uns n’entravent pas ceux des autres. C’est à ce titre qu’une attention particulière est accordée aux modalités de prise de décision afin que les structures démocratiques ne deviennent pas des occasions de domination des plus puissants sur les autres.

Enfin, cette organisation coopérative du travail est pensée dans le but d’une éducation populaire, de manière à ce que l’école participe réellement à l’émancipation des plus pauvres, à la lutte contre toutes les formes d’emprise et à la construction d’une société humaine à la fois paisible et plus juste. Cette priorité aux plus démunis reste un combat de tous les jours.

 

Bruce Demaugé-Bost, le rapport à l’écrit est important dans ce contexte. Vous écrivez que Célestin Freinet cherche explicitement à démystifier les imprimés, “pour que chacun puisse exprimer son esprit critique à la lecture d’autres textes.”

Très rapidement, Freinet et le mouvement Freinet se sont montrés particulièrement réticents à l’usage des manuels scolaires. En effet, bien que les manuels soient majoritairement utilisés dans les classes, Freinet et le mouvement Freinet critiquent à la fois les sources bourgeoises de la culture présentée ainsi que leur caractère asservissant. En s’appuyant sur des manuels pour enseigner, les enseignants prennent le risque d’enfermer les enfants dans des références qui ne tiennent pas compte de leurs expériences de vie et qui cantonnent leur activité à l’exécution de consignes pensées par d’autres. Or, l’idéal d’émancipation réclame des ambitions plus grandes : celle d’engager les enfants dans un travail qui fait sens pour eux, si possible de manière coopérative et en valorisant ce qui est vécu au quotidien, pour qu’ils puissent progressivement s’ouvrir à des cultures plus éloignées.

Il est possible, par exemple, d’aider les élèves à s’engager dans la production de petits livres, comme le propose l’association scolaire Les éditions Célestines à Vaulx-en-Velin : chaque enfant est incité à écrire les textes de son choix (récits, reportages, poèmes, etc.) Il les propose ensuite au comité d’édition de l’école, constitué de représentants de chaque classe, qui vont relire, discuter et proposer d’éventuelles voies d’amélioration aux textes. Une fois ceux-ci retravaillés, ils sont imprimés en une vingtaine d’exemplaires, pliés sous la forme de petits livres de huit pages, puis vendus 10 centimes pièce lors de certaines récréations ou d’événements (stages pédagogiques…) Les élèves ont même le plaisir de pouvoir admirer leurs productions dans les rayons de la bibliothèque municipale du quartier.

 

Isabelle Quimbetz, on va actuellement, dans certains pays, vers le décloisonnement des matières scolaires. Cela rejoint-il la démarche voulue par Célestin Freinet, qui vise, écrivez-vous, le développement de l’être ?

Tout à fait. Dans nos classes, on ne manque jamais un moyen vivant de travailler les programmes de façon authentique. Par exemple, en arrivant en classe, au « Quoi de neuf ? », – un temps institutionnalisé quotidien d’oral où les élèves prennent la parole pour présenter quelque chose de neuf – , un élève nous a expliqué qu’un matin, une quantité incroyable d’asticots sortait de sa poubelle. Bien sûr, ça a soulevé tout un tas de questions intéressantes. Nous avons donc fait des recherches et, grâce à ses questions, nous avons travaillé un certain nombre de compétences scientifiques (le vivant : comprendre et expliquer l’évolution des organismes, développement, reproduction, etc.). Même chose en histoire-géo quand un élève est allé visiter un lieu, etc.

Les élèves proposent aussi beaucoup de « conférences » (qu’on appelle parfois « exposés ») à partir de sujets qui les intéressent ou les passionnent. Deux conditions obligatoires pour que le travail se fasse :

  • Qu’un maximum d’élèves soit intéressé.
  • Que l’élève ou les élèves qui proposent la conférence apprennent de nouvelles choses sur leur centre d’intérêt ou leur passion.

Dans ces deux cas, une trace écrite va être produite par et pour la classe.

Nous avons aussi la possibilité de travailler, entre autres, les compétences de français à partir de vraies situations de production d’écrit : la correspondance et le journal scolaire grâce auxquels l’élève va pouvoir travailler les compétences qu’il ne maîtrise pas encore. À l’enseignant de les repérer et de proposer à cet élève (ou à un groupe d’élèves qui rencontre la même difficulté) un travail spécifique pour l’aider.

 

Isabelle Quimbetz, comment l’autogestion se vit-elle dans une classe de type Freinet ?

Dans la classe, nous avons chaque semaine, un temps de concertation appelé « conseil coopératif » grâce auquel nous tentons d’organiser ensemble et au mieux le fonctionnement de la classe. Cette institution est gérée par les élèves (de façon volontaire et en fonction d’un niveau de ceinture de comportement). Ce niveau correspond à des compétences attendues d’un élève pour montrer qu’il grandit. Ces compétences reconnues, il acquiert des droits dans la classe. Le président du conseil rappelle les règles de prise de parole et reformule la parole des élèves et le président sous tutelle distribue la parole de façon démocratique. Un conseil coopératif commence toujours par un rappel des dernières décisions prises au conseil précédent pour faire éventuellement le point sur l’avancée d’une conférence ou d’un projet de sortie scolaire, un temps d’agenda pour rappeler les rendez-vous importants de la classe puis un temps de régulation des conflits, appelé « gênes ». Les élèves qui le souhaitent peuvent exprimer la gêne qu’ils ont ressentie face au comportement d’un autre. Une fois le problème exposé et reformulé rapidement pour s’assurer de la bonne compréhension de tous, le président du conseil demande à tous les membres du conseil (= la classe) qui a des propositions pour que cela ne se reproduise plus. Ces propositions sont mises au vote et celle qui remportera le plus de votes sera mise en place.

Ce temps est suivi d’informations, puis de remerciements. Pour finir, nous avons un temps de propositions. Un élève peut proposer une conférence, un projet de sortie, une nouvelle responsabilité, une nouvelle règle de vie de la classe, un changement de ceinture de comportement, etc.

Ce sont tous ces moments gérés par les élèves qui vont construire la classe.

 

Sylvain Connac, qu’est-ce que l’approche “méthode naturelle” ?

Cette « méthode naturelle » est une des spécificités des Pédagogies Freinet. On ne la retrouve quasiment pas dans les autres pédagogies. Elle consiste à défendre une idée simple : on apprend par soi-même, par l’intermédiaire de tâtonnements et pas forcément en suivant la logique des exercices proposés par les enseignants. L’exemple de la marche ou du vélo est souvent pris : on voit d’autres personnes se déplacer, on ressent le besoin d’agir de la même manière, on essaye, on se trompe, on tombe, on réessaye, on progresse puis, au bout d’une durée variable selon les personnes, si on ne renonce pas, on réussit. Le mouvement Freinet défend qu’il peut en être de même pour la plupart des grands apprentissages : la lecture, le chant, la musique, la danse, les mathématiques, les langues vivantes…

Elle est toutefois porteuse de plusieurs malentendus. Le premier concerne le terme de « méthode », qui renvoie souvent à l’activité des enseignants qui suivent une « méthode d’enseignement ». Or, une méthode naturelle est celle suivie naturellement par un élève, en fonction de ce qu’il ressent, de ses besoins et des réponses induites par ses tâtonnements. Il est donc inopportun de penser une « méthode naturelle d’enseignement » qui pourrait être formalisée et imposée sous forme de dogmes pédagogiques. Le second gros malentendu concerne la notion d’éducation, qui ne peut se suffire d’une seule découverte par soi-même de ce qui fait sens pour soi. Certes, éduquer c’est affranchir, mais c’est aussi acculturer, c’est-à-dire conduire vers une culture non directement présente dans la vie spontanée des enfants. En particulier pour les enfants les plus éloignés des codes scolaires, l’attention du pédagogue est donc de trouver un équilibre entre d’un côté une libération des tâtonnements naturels et d’un autre un étayage suffisamment présent pour permettre un rapport au savoir. Un étayage est un soutien de la part d’un adulte sous forme d’une aide, d’une ressource, d’un accompagnement, afin que les élèves ne se retrouvent pas seuls parce que trop isolés. Le mouvement Freinet répond en partie à la recherche de cet équilibre par les « passeurs de culture », des ressources introduites dans le milieu de la classe dans lesquels les élèves puisent afin de réaliser les projets et les actions dont ils sont auteurs.

 

Isabelle Quimbetz, quel est le rôle d’une coopérative scolaire ?

D’après l’OCCE ( http://www2.occe.coop Office Central de la Coopération à l’École), « le but des coopératives scolaires est, avant tout, d’éduquer les élèves (par l’apprentissage de la vie associative et la prise de responsabilités réelle en fonction de leur âge) à leur futur rôle de citoyens ». Un ou deux élèves volontaires au moins ceinture bleue de calcul tiennent un registre à jour :

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Il est important d’associer les élèves à la recherche de financement. Dans notre classe, en plus d’une subvention de la coopérative de l’école en début d’année, les élèves volontaires peuvent vendre des exemplaires de notre journal de classe (entre 3 et 5 parutions par an) ainsi que tous les petits livres créés par leurs soins.

L’argent de la coopérative scolaire permet un petit coup de pouce pour réaliser certains projets : cela peut être l’achat d’ingrédients pour un atelier cuisine ou l’achat de matériel pour une expérience (après s’être assuré qu’aucun élève ne pouvait le rapporter de la maison), l’achat de jeux de société pour la récréation, l’achat de livres, etc. mais aussi et surtout le financement de projets de sorties scolaires par exemple. Chaque achat est bien sûr proposé au conseil coopératif et soumis au vote de la classe.

 

Sylvain Connac, un passage m’a particulièrement marquée. Je cite : “Alors que Profit pensait que la société ne peut changer que par une modification du système éducatif global, Freinet est plutôt persuadé qu’il est indispensable de changer aussi la société pour changer l’école.” Maria Montessori voulait construire la paix au départ de son enseignement. Pouvez-vous expliquer la position de Célestin Freinet ?

Célestin Freinet a été un ardent défenseur de la paix, surtout en raison de ses expériences tragiques dans les tranchées, enrôlé de force pendant la Première Guerre Mondiale. Ayant assisté, consterné et révolté, au massacre de très nombreux jeunes, sous prétexte d’une défense de la nation pour des raisons qui ne les concernaient pas, il attribua rapidement à l’école l’apprentissage de cette soumission. À la fois diminué par les blessures et enragé politiquement, il s’engagea dans la construction d’une école alternative.

Son combat pour la paix passe par la reconnaissance de la vie de chacun et des apprentissages d’une résolution non-violente des conflits.

Aujourd’hui, cela se traduit de différentes manières. Les enfants se voient proposer plusieurs espaces de reconnaissances personnelles : à travers les métiers qu’ils choisissent pour participer à la vie coopérative de la classe, par les prises de décisions qui dépassent la seule atteinte d’une majorité de votants, par l’usage d’un plan de travail où chacun sait exactement les activités qu’il a choisies et qu’il doit réaliser dans la semaine à venir. Lorsqu’un différent apparaît au sein du groupe ou entre deux élèves, ils peuvent utiliser des techniques pour lesquelles ils ont été formés, notamment le message-clair, dérivé du protocole de la Communication Non-Violente. Ils peuvent aussi aborder les problèmes de vie collective en conseil coopératif, afin que l’intelligence du groupe tente d’y apporter des réponses et afin que ces non-résolutions n’entraînent des oppositions relationnelles. Soigner le milieu est un levier qui conduit souvent à éviter les tensions entre les personnes.

 

Sylvain Connac, qu’est-ce que l’école du 3ème type ?

L’école du 3ème type est une approche née du mouvement Freinet, particulièrement développée par Bernard Collot et les nombreux enseignants qui ont fouillé cette approche. Une école du 1er type serait une école de l’exécution systématique, où les enfants viennent à l’école pour réaliser des consignes qui leur sont imposées par des adultes. Une école du 2ème type correspond à l’école active : on met les élèves en activité, on les fait agir, construire, bouger… en pensant qu’ils apprendront mieux en faisant. Mais les élèves ne choisissent ni les objets d’apprentissages ni les activités à réaliser, qui leur sont imposées. L’école du 3ème type est donc une évolution de l’école active. Elle considère les élèves comme acteurs et auteurs de leurs activités, en considérant les situations de communication et d’échange comme sources de toutes motivations. En s’employant au maximum de leurs capacités, les élèves en viennent à développer des langages différents qui, combinés, les rendent disponibles à de nouveaux apprentissages, notamment ceux indiqués par les programmes de l’école. Ce qui est visé par une école du 3ème type est la libération du pouvoir de création des enfants. Ainsi débridés, ils peuvent laisser venir toute la puissance de leurs capacités, faire grandir et s’exprimer leurs talents naturels et trouver plus aisément leur place.

Cette approche s’organise beaucoup autour d’ateliers permanents et de réunions d’auto-organisation. Elle se confronte toutefois à la difficulté de trouver les leviers permettant à tous les enfants d’entrer dans une telle démarche de réalisation de soi. Pour certains, l’ouverture est féconde, pour d’autres, elle peut être anxiogène, voire insuffisamment guidante. C’est à ce niveau que la recherche pédagogique tente d’apporter des éléments de réponse.

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Pour aller plus loin : Les pédagogies Freinet : origines, valeurs et outils pour tous (éditions Eyrolles). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.

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