Mon Ishmael : un livre qui bouscule et lève le voile sur nos angles morts culturels (dans une démarche d’éducation populaire)
Mon Ishmael est un livre pas comme les autres car cet ouvrage peut être considéré comme une leçon initiatique qui dévoile avec force le caractère maltraitant de notre culture qui nous influence sans que nous en ayons conscience. C’est d’ailleurs le propre de “Mère Culture” comme la nomme Ishmael : nous faire croire que notre vision du monde et notre mode de vie sont les seuls possibles (et même les meilleurs).
Tout l’intérêt de ce livre est qu’il met en scène une discussion entre un professeur animal, étranger à notre culture qu’il qualifie de “culture de Ceux-qui-prennent” et une adolescente mal dans sa peau et désireuse de mieux comprendre le monde. Les questions de Julie sont naïves, si bien que cela donne l’opportunité à Ishmaël de développer sa pensée avec patience et détails. Ainsi, le gorille philosophe définit deux règle de base pour identifier la culture de Ceux-qui-prennent :
- nous avons mis la nourriture sous clé;
- nous nous croyons condamnés à la violence et au mal.
A partir du moment où nous estimons que la nature humaine est mauvaise, alors il nous est facile de rejeter la responsabilité de nos actions violentes sur cette fameuse nature.
Ishmael profite de son interaction avec son élève pour reprendre l‘histoire de l’humanité sous un prisme différent des leçons scolaires. Il estime que les choses que raconte notre culture au sujet du passage des humains du nomadisme à la sédentarité est biaisée : tous les humains n’ont pas fait cette bascule de mode de vie dans ce qu’on a coutume de nommer “la civilisation“. Il appelle “Ceux-qui-laissent” les peuples qui n’ont pas fait cette bascule et qui n’ont pas mis la nourriture sous clé. Ishmaël rappelle que les gens relevant de cette culture ont toujours existé au cours de l’histoire humaine et existent toujours. L’auteur utilise la métaphore de la danse pour décrire comment s’est mise en place une hiérarchie et une spécialisation progressivement dans la civilisation. Une partie des humains se sont dit qu’il suffirait de consacrer plus de temps à la danse (c’est-à-dire au travail agricole), plutôt que danser un peu chaque semaine, pour manger exclusivement des aliments appréciés et en plus grande quantité. Dès lors, une classe dirigeante a émergé pour veiller à la collecte et à la préservation des excédents, puis à la garde de la nourriture dans des entrepôts et à sa répartition. Pour ce faire, une classe de gardes a également émergé, ceux-ci dispensés du travail agricole. Comme Ceux-qui-prennent avaient besoin de plus en plus d’espace, ils ont empiété sur les territoires de Ceux-qui-laissent. Dès lors, il restait trois choix à la population de Ceux-qui-laissent : l’assimilation, la mise dans des réserves de territoires bien délimitées, la destruction.
Mon Ishmael nous entraîne dans l’exploration de questions d’ordre biologique (avec un détour par la théorie de l’évolution et les règles qui régissent la compétition inter- et intra-espèces), sociologique, religieux et anthropologique. L’auteur nous rappelle que l’évolution a mis en place des stratégies pour éviter l’autodestruction et que tous les comportements ont donc des “bonnes” motivations. Ce n’est pas parce qu’on ne les comprend pas que les modes de vie différentes des nôtres sont incohérents. Les stratégies de coopération entre individus d’une même tribu et de compétition entre différentes tribus de la culture Ceux-qui-laissent sont expliquées à la lumière de facteurs sociobiologiques. On comprend alors pourquoi les attaques surprises et un od de vie “sur-le-qui-vive” sont utiles dans la cohabitation entre tribus : ce mode de vie est adapté à leur milieu et maintient un niveau de guerre, certes permanent, mais de faible niveau car les attaques-surprises évitent de se battre à mort. Les règles tribales limitent les dégâts sans interdire les comportements : elles cherchent plutôt la réconciliation que la négation de la nature humaine, faite de pulsions. Comme les humains de la culture Ceux-qui-prennent considèrent que ce mode de vie est barbare, c’est-à-dire non civilisé, ils ont voulu l’éradiquer. La seule façon de forcer les gens à adopter un mode de vie intolérable est de mettre la nourriture sous clé.
Ainsi, la lecture de ce livre nous bouscule car l’auteur, à travers les démonstrations d’Ishmael, dévoile que les choses qui fonctionnent de notre point de vue ne sont pas celles qui réussissent aux humains. Il nous interroge sans détour : qui sont ceux qui ont réussi à vivre sans détruire le monde ? L’objectif est d’ouvrir des perspectives qui n’auraient jamais été explorées puisque la culture dans laquelle nous baignons est porteuse d’angles morts. Daniel Quinn nous offre en quelque sorte un choix : sans notre soutien, la culture de Ceux-qui-prennent n’existe pas et nous pouvons choisir de transmettre quelque chose de nouveau. Il expose d’ailleurs une critique virulente du système scolaire tel qu’il est pensé et imposé dans nos sociétés. Il écrit par exemple : “Tu apprends ce qu’il faut pour passer l’examen et puis tu t’empresses de l’oublier. [… ] Vos professeurs attendent-ils que leurs élèves se rappellent tout ce qu’ils ont appris l’année précédente ?” Si les gens de la culture de Ceux-qui-prennent étaient capables d’assurer leur survie à la manière des tribus de Ceux-qui-laissent, ils n’auraient pas besoin d’aller dans des écoles conçues pour les garder sous clé (les jeunes étant mis sous clé de la même manière que la nourriture). Daniel Quinn, à travers la bouche d’Ishmael, estime que l’école a été inventée pour forcer les jeunes humains à apprendre des choses qui ne leur sont d’aucune utilité, mais qu’elles sont des lieux où ils n’apprennent même pas ce qu’on veut les forcer à apprendre.
Mon Ishmael porte également une critique du capitalisme, comme élément faisant partie de la culture de Ceux-qui-prennent. Dans la culture de Ceux-qui-laissent, la plus grande richesse est la sécurité de tous ses membres. A l’inverse, dans notre culture, la sécurité de tous n’est pas assurée, ce qui engendre du stress pathologique. La sécurité est une rareté dans la culture de Ceux-qui-prennent car c’est un privilège des riches. C’est une différence majeure entre les deux cultures décrites tout au long du livre. Daniel Quinn estime que, dans les cultures tribales, quand un membre a faim, c’est que tout le groupe a faim : il n’y a pas de réserve de nourriture dans laquelle les puissants pourraient puiser ee priorité, par le simple fait de leur privilège dans la hiérarchie. En conséquence, on peut dire que, sur le plan humain, nous sommes malades, nous sommes des nécessiteux.
Toutefois, ce livre est empreint de confiance : Ishmael fait confiance à son élève Julie, comme Daniel Quinn nous fait confiance à nous, lecteurs. Il ne nous dit pas ce que nous devons faire, il ne se pose pas en sauveteur qui voudrait nous sauver malgré nous. Sa démarche s’inscrit plutôt dans une démarche d’éducation populaire qui invite les gens à s’emparer d’idées, et à les traduire en actions personnelles et politiques.
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Mon Ishmael de Daniel Quinn (éditions LIBRE) est disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet (site de l’éditeur).
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Cette recension fait suite à un exemplaire reçu en service presse.