Pour les dominants, toutes les violences ne se valent pas.

Nicolas Framont est sociologue et a écrit le livre Saint Luigi suite à l’assassinat que Luigi Mangione est soupçonné d’avoir commis sur Brian Thompson, dirigeant de la plus grande assurance de santé américaine, en 2024. Mangione a été inculpé et présenté devant un tribunal début décembre 2025, mais, à ce jour, aucune condamnation finale n’a été prononcée et Luigi Mangione plaide non coupable des accusations de meurtre qui pèsent contre lui. Framont cherche à dévoiler les formes que prennent les violences des dominants et à élaborer des stratégies pour y répondre dans une perspective émancipatrice.

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Penser les rapports de force entre les classes sociales

Nicolas Framont condamne le meurtre à la fois d’un point de vue éthique et du point de vue de la stratégie politique. Il saisit toutefois cette affaire comme une occasion pour penser les rapports de force entre les classes sociales. Le meurtre de Brian Thompson est une manifestation de la révolte des classes populaires contre les violences économiques et symboliques que leur imposent les dominants. Même si Luigi Mangione est blanc, sportif, diplômé et plutôt privilégié, il s’est retrouvé dans une situation de santé et d’argent qui lui a fait perdre tout espoir. En effet, les assureurs en santé états-uniens portent atteinte à la survie d’une partie élargie de la population du fait de leurs politiques, préférant l’augmentation des dividendes versés aux actionnaires à la réanimation des assurés qui ont pourtant précisément payé pour être pris en charge. Brian Thompson représente physiquement et personnellement la politique antisociale de l’assureur. Sa fortune personnelle a été rendue possible par des invalidités à vie et des décès de patients. Sous sa présidence, les refus de prise en charge des soins postopératoires ont bondi, les employés ont reçu des formations pour refuser les soins aux clients et, quand les prises en charge étaient acceptées, les employés avaient pour consignes de retarder les versements.

Thompson avait volé des milliers de vies au nom du profit, et il était même récompensé de millions de dollars et de l’admiration de ses pairs pour cela. Il semblent bien que tous les meurtres de se valent pas dans nos sociétés régies par le capitalisme et l’impérialisme. – Nicolas Framont

Nicolas Framont a choisi le titre Saint Luigi non pas pour sanctifier Luigi Mangione, mais pour illustrer le fait que ce dernier est devenu pour une partie de la population des États-Uniens (et au-delà) un symbole attractif de la lutte contre la violence du capitalisme, notamment médical, et de l’impérialisme (guerres militaires, guerres commerciales, colonisation, pillages des ressources naturelles).

Le capitalisme est hostile (et meurtrier).

Nicolas Framont estime que le capitalisme est présenté comme le seul système possible et qu’il est invisibilisé en tant que système pour neutraliser toute contestation et toute demande de davantage de justice sociale et de socialisation. 

La bourgeoisie s’invisibilise quant à elle comme elle peut, car elle a intérêt à échapper à la critique et à la colère que son action suscite. Les grands médias qui la servent – et qui généralement lui appartiennent – travestissent ses choix conscients et inconscients comme les conséquences de processus désincarnés : la dette publique, les marchés financiers, l’offre et la demande, le marché immobilier ou encore la croissance… – Nicolas Framont

La lutte des classes s’imprime dans nos corps. Nicolas Framont bat en brèche le mythe selon lequel les riches seraient en réalité malheureux car l’argent engendreraient des problèmes de riches (fratrie brisée après un héritage, parents au coeur sec, solitude…) Certes, l’argent ne ramène pas les morts, mais les riches vivent plus longtemps et en meilleure santé que nous. En France l’espérance de vie stagne et l’écart d’espérance de vie entre riches et pauvres augmente. D’après l’Observatoire des Inégalités, 13 années d’espérance de vie à la naissance séparent les hommes français les plus pauvres des hommes les plus riches. L’espérance de vie des hommes les plus modestes est de 71 ans, contre 84,4 pour les plus aisés.

L’état de santé des Français et des Françaises se dégradent dans un contexte de guerre sociale.

Les troubles musculo-squelettiques et les maladies psychiques augmentent du fait d’une organisation du travail de plus en plus violente et déshumanisante (manque chronique et organisé d’effectifs, commandes vocales aliénantes, objectifs impossibles à tenir, harcèlement moral, accidents du travail, services publics sous financés et dégradés…)

Par ailleurs, une partie de la population est exposée à des facteurs environnementaux qui dégradent la santé (pesticides, microplastiques, alimentation ultratransformée, pollution de l’air…) alors même que des services hospitaliers ferment, que la quasi totalité du territoire français est devenu un désert médical et que la réintroduction de certains pesticides est votée. Même le secteur de la naissance est touchée à tel point que la mortalité infantile est France est remontée ces dernières années. Le domaine de la natalité et de la périnatalité est plus qu’abandonné : il est détruit.

Lire : 4,1, le scandale des accouchements en France : un livre pour comprendre et agir

Nicolas Framont parle d’un contexte de guerre sociale au sein de laquelle des hommes et des femmes politiques votent en faveur de la dégradation de la protection sociale publique pour mettre le secteur de la santé (et des services publics plus généralement) en marché. Mettre en marché un service public, c’est le fait d’introduire de la concurrence, la facturation à l’usager et des objectifs de performance comparables à ceux d’une entreprise. L’argument (fallacieux) en faveur de cette mise en marché est qu’elle permet une meilleure qualité de service et une baisse des prix grâce à la concurrence. Or c’est l’inverse qui se passe et on le voit avec les crèches privées et les EHPAD : la maltraitance (du personnel et des utilisateurs pourtant vulnérables, bébés et personnes âgées) y est une conséquence du management par la rentabilité et la recherche d’économies (moins de personnel, repas peu nutritifs, rationnement des couches, soins mal exécutés, hygiène dégradée…) 

Les scandales de People & Baby et d’Orpéa ne scandalisent ni ne terrorisent les bourgeois car ces derniers ne seront jamais touchés par une fin de vie indigne ou par la culpabilité d’avoir laissé son bébé à une personne maltraitante.

Parce qu’ils sont protégés par leur entourage et par des professionnels dédiés, parce qu’ils prennent des décisions via des PowerPoint où la violence de leur action est invisibilisée, parce que l’argent qui coule à flots les pousse à ne pas s’intéresser aux conséquences de leurs actions, les membres de la classe dominante des pays capitalistes dorment très bien la nuit. – Nicolas Framont

Les dominants organisent leur impunité : un criminel en col blanc reste un criminel.

Le bilan humain des violences des dominants n’est jamais chiffré et médiatisé; les noms et les visages des victimes ne sont pas explicitées. Il s’agit de violence sans violence physique directe. Pourtant, certaines décisions politiques, managériales, entrepreunariales sont responsables de nos deuils. Des morts dans des accidents du travail évitables, des morts du fait du sous-financement de l’hôpital public, des morts par suicide (voir l’affaire France Télécom), des morts de cancers (amiante, pesticides, chlordécone entre autres) ou d’autres maladies (sang contaminé, covid 19, microparticules dans l’air, dieselgate de Volkswagen…), des morts de violences policières (y compris des enfants comme Zyed Benna et Bouna Traoré), des morts dans les pays où nous délocalisons (puisque la réglementation sociale y est moindre). La liste des violences des dominants est longue (et non exhaustive) et les responsables mis en cause peu nombreux.

Par ailleurs, certaines violences ne sont pas nommées comme telles. Ainsi, le détournement d’argent public (comme les 211 milliards d’euros par an, qui ne sont ni évalués, ni conditionnalisés) ou l’évasion fiscale ne sont pas mis en lien avec les morts cités précédemment, alors que cet argent est volé au collectif et au fonctionnement des services publics.

Comprendre les violences des dominants pour y répondre (“make capitalists afraid again”)

Pour Nicolas Framont, vouloir toucher les dominants par l’empathie ou la raison est inefficace. Pour lui, la peur via le rapport de force est centrale. Par là, il entend grèves, émeutes, sabotages, blocages et l’abandon de la quête de respectabilité au profit de l’imprévisibilité. Les dominants ont en effet tout intérêt à négocier dans le confort du dialogue social car les préavis de grève permettent aux patrons d’anticiper les perturbations et de s’organiser.

Nicolas Framont liste différentes formes de remises en cause du système :

  • utiliser les mots pour choquer ou attirer l’attention du public (comme l’a fait Aurélien Saintoul en traitant Olivier Dussopt, ministre du travail, d’« assassin »),
  • menacer de grève,
  • perturber la production de biens et de services, faire perdre de l’argent,
  • briser, casser, tagguer, déplacer (comme l’ont fait les décrocheurs de portraits de Macron),
  • bousculer, prendre en otage…

Framont ne nous invite pas à la violence contre les gens, et certainement pas au meurtre (ni même à d’autres types de violences si nous ne sommes pas à l’aise avec celles-ci), mais nous invite à considérer que d’autres types d’action que le vote sont utiles et complémentaires et qu’il est possible de faire preuve de créativité dans la lutte. Nicolas Framont nous questionne sur le plan moral : qu’est-ce qui amoindrit notre humanité ? Comme dirait Laurence Dudek, militante non violente et animatrice d’ateliers d’éducation populaire, la bienveillance n’est pas l’art de servir de paillasson aux dominants.

Une autre forme des violences des dominants : le développement personnel.

Le calme et le retranchement sur des objectifs personnels bénéficient à la classe dominante. Le développement personnel peut avoir un effet séduisant et consolant car il promet aux individus de contourner les structures sociales, à défaut de les transformer pour tous. Cette ascension sociale serait possible car “quand on veut, on peut” (ignorant toute les recherches en sociologie). Il y a toutefois peu d’élus (si la réussite financière et la reconnaissance sociale étaient accessibles à tous et à toutes, il y aurait peu de mérite et l’illusion de la méritocratie qui promet un éventuel enrichissement à celui ou celle qui s’en donne les moyens s’effondrerait). Ces élus seraient en revanche très méritants et valorisés car ils seraient disciplinés, travailleurs, pacifiés, reconnaissants et heureux (ne se plaignant jamais, ne tombant pas en dépression, n’accusant pas les autres de leur médiocrité). Le calme devient alors oppressant parce qu’il tue en neutralisant les revendications politiques et en laissant libre cours aux violences des dominants.

Si l’on est occupé à tenter sa chance au jeu de l’ascension sociale, on sera moins enclin à se battre avec ses collègues ou ses voisins pour changer la règle du jeu. – Nicolas Framont

Pour Framont, la construction d’un mouvement émancipatoire collectif est la clé de voûte de l’acte politique. Le collectif s’articule à une réflexion sur l’usage de la violence : comment ne pas être transformé par la violence ? L’usage de la violence peut effectivement faire basculer dans un cercle de violence : je fais usage de la violence, je subis des représailles, je me venge, les représailles sont plus intenses et ainsi de suite. D’autant plus que les représailles policières ont une puissance et une légitimation médiatique que les individus (même organisés) n’ont pas.

Devenir Luigi Mangione, c’est se demander comment on peut faire changer un sytème oppressif, selon quelle stratégie et en prenant quels risques, sur le plan moral, philosophique et politique. – Nicolas Framont

Être engagé en faveur de la bientraitance éducative, c’est être engagé contre les dominations et les violences de toute nature. Nous refusons de considérer que certaines vies ont moins de valeur que d’autres. Porter un projet de non violence éducative, c’est porter un projet émancipateur, solidaire et nécessairement anticapitaliste. C’est se positionner politiquement pour la défense des services publics, pour la justice sociale, dans une démarche féministe, antiraciste, écologiste, décoloniale, anti-validiste et évidemment enfantiste. Notre modèle social assure la vie même, et une vie digne pour tous et pour toutes.
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Source : Saint Luigi : comment répondre à la violence du capitalisme ? de Nicolas Framont (éditions Les Liens qui Libèrent). Disponible en médiathèque, en librairie ou en ecommerce.

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