Questionner le développement personnel

Questionner le développement personnel

Défaire le lien entre bientraitance éducative et développement personnel 

La parentalité positive est souvent associée à la psychologie positive, elle-même souvent associée au développement personnel (DP). Le raccourci est donc facile : la parentalité positive doit passer par le développement personnel. On retrouve d’ailleurs régulièrement dans les bibliographies des ouvrages de parentalité positive des auteurs comme Eckhart Tolle, Miguel Ruiz (Les 4 accords toltèques) ou Lise Bourbeau. J’ai moi-même sur ce blog rédigé des articles inspirés par des ouvrages de développement personnel et de psychologie positive (en mentionnant des auteurs comme Thomas d’Ansembourg, Thich Nhat Hanh, Matthieu Ricard ou encore Florence Servan Schreiber). Je suis aujourd’hui beaucoup plus prudente avec ces approches et sensible aux critiques qui visent ce mouvement de pensée simplifiée et dépolitisante. Faire l’éloge du développement personnel, c’est prendre le risque de faire porter aux individus le poids de leur malheur, sans réfléchir de manière systémique sur l’organisation de la société dans son ensemble (et des entreprises et des familles en particulier) et sans apporter l’empathie et les éventuels soins psychologiques, voire psychiatriques, dont certaines personnes auraient besoin. De manière simplifiée, le message est “si tu souffres, c’est parce que tu n’es pas assez reconnaissant pour ce que la vie t’apporte ou que tu ne médites pas assez”… mais pas parce que l’entreprise impose un rythme infernal ou que la société valorise la compétition, la puissance et le serrage de dents plutôt que l’entraide et la solidarité. De plus, chercher le bonheur n’est pas vertueux par nature et l’efficacité ne porte pas de dimension éthique en soi. Le développement personnel pousse à embellir le réel, à le refouler ou à se résigner en s’adaptant, plutôt qu’à se confronter au réel et à agir. Le discours est donc plus conservateur qu’émancipateur. Par exemple, Illouz et Cabanas, sociologues et auteurs de Happycratie, dénoncent que les techniques émotionnelles de la psychologie positive servent à faciliter les restructurations d’entreprise en promouvant auprès des salariés le concept de résilience. Un licenciement serait une superbe opportunité de repenser sa vie, de se donner de nouveaux objectifs et de se réaliser. On est à deux doigts de dire aux salariés qu’ils ont de la chance d’être licenciés.

Cette manière de placer la résilience en tête des priorités du salarié permet fort commodément de ne pas aborder des questions aussi nombreuses que délicates : les augmentations budgétaires, les augmentations salariales, la durée des congés, la reconnaissance sur le lieu de travail, sans parler de problèmes d’ordre éthique jugés de moindre importance que le bonheur et la productivité. – Eva Illouz et Edgar Cabanas

Repenser le concept de résilience

On pourrait même se demander si ce que la psychologie positive nomme “résilience” ne se rapproche pas plutôt d’un état dissocié. La personne ne vit pas ses émotions douloureuses mais cherche seulement à voir le “bon côté des choses”. En cas de réel traumatisme, mieux vaut être accompagné d’un professionnel formé en psychotraumatologie plutôt que chercher un sens ou un côté positif au malheur seul dans son coin. C’est faux de dire que ce que ne nous tue pas nous rend plus fort : le stress intense peut faire le lit de certaines maladies et réduit l’espérance de vie. C’est également faux de croire qu’être positif est utile. Dire à quelqu’un (ou à soi-même) d’être positif est le contraire de l’intelligence émotionnelle et est incompatible avec l’empathie. Dire à quelqu’un “vois le bon côté des choses !” n’a jamais chassé de manière magique les problèmes ou n’a jamais réussi à transformer en un coup de baguette magique de la peur, de la tristesse ou de la honte en joie. Ainsi, dans toute relation humaine, le rôle de chaque protagoniste n’est pas de résoudre les problèmes de l’autre (surtout pas en le chassant à coups de “pense positivement”) mais de lui offrir un soutien, un soulagement, de l’empathie en validant ses émotions, en lui donnant le droit d’être triste, en colère ou encore d’avoir peur. Nous pouvons remplacer nos injonctions à la positivité toxique par des phrases empreintes d’intelligence émotionnelle :

  • plutôt que “sois positif” -> “c’est vrai que c’est difficile”
  • plutôt que “ne te laisse pas abattre” -> “pleure, crie, mets toi en colère si tu en as besoin”
  • plutôt que “n’y pense plus” -> “tu as le droit d’être triste/ abattu et je suis là pour toi quoi qu’il se passe”

Prendre conscience des travers que le développement personnel peut entraîner

Nous avons évidemment le droit de chercher à donner le meilleur de nous-même et à mieux nous comprendre… mais peut-être sans chercher à augmenter toujours notre niveau de bonheur jusqu’à nous persuader que nous pourrons être plus heureux avec telle marchandise, avec tel nouveau séminaire payant ou avec une recette miracle qui nous dirait exactement de combien de sommeil nous avons besoin à la minute près (au risque de se mettre la pression et de perdre toute souplesse relationnelle).

Il est certain que l’intérêt de l’industrie du bonheur est de produire un nouveau type d’« happycondriaques », c’est-à-dire des consommateurs persuadés que la manière de vivre normale, et la plus fonctionnelle, consiste à scruter son moi, à se soucier en permanence de corriger ses défauts psychologiques pour toujours mieux se transformer et s’améliorer. – Eva Illouz et Edgar Cabanas

Un travail sur la mémoire traumatique (voir notamment les travaux d’Alice Miller, de Bassel van den Kolk, de Peter Levine ou de Muriel Salmona) et sur le style d’attachement, un questionnement des valeurs de la société ultra libérale dans laquelle nous vivons ainsi qu’une dose d’esprit critique (ou de zététique) devraient déjà faire beaucoup pour lutter contre les dérives de la psychologie positive et du développement personnel (comme éviter de télécharger une application payante pour “devenir plus heureux en 20 jours seulement”).

De même, le processus de la communication bienveillante peut être détourné et utilisé pour éviter de se confronter à des désaccords et d’être contesté. Un des travers du DP est de dire que c’est toujours à l’autre de se remettre en question (car il n’a pas assez travaillé sur lui ou n’a pas lu tel livre révélateur). Le risque est de se couper des autres : d’une part, parce qu’on ne les supporte plus (parce qu’ils nous empêchent de méditer du simple fait de leur présence) et d’autre part, parce qu’on estime perdre du temps à fréquenter des gens qui ne sont pas dans la même démarche. Nous nous coupons par là de la richesse qu’apporte la relation avec un autre différent de nous, nous nous coupons de notre nature humaine puisque nous nous construisons nous-mêmes dans la relation aux autres et dans la confrontation à la différence.

Risques et méfaits du développement personnel

Il faut s’adapter ! : (se) changer… pour ne rien changer

Dans son livre Contre le développement personnel, Thierry Jobard regrette que le développement personnel (DP) n’ait en réalité pas pour projet de se reconnecter avec un « Moi profond », mais de le rendre plus malléable pour coller aux attentes sociales, pour se conformer à l’impératif “il faut s’adapter“. Le DP ne cherche à mettre en pratique ni la vertu (on peut souhaiter être riche en exploitant les autres), ni l’éthique (en questionnant les rapports de force hiérarchiques dans les entreprises ou le consentement dans le couple par exemple).

Le recul de la protection collective fait porter la responsabilité de sa situation sur chacun et chacune : « Si tu es faible, si tu lâches, si tu échoues, c’est ta faute, tu ne peux t’en prendre qu’à toi. » Pourtant, la cause des problèmes personnels n’est pas uniquement psychologique, mais comporte une dimension biologique, sociale, culturelle et politique. Le DP évacue toute critique politique et socioéconomique, toute pensée sociobiologique et anthropologique, toute perspective systémique. L’environnement dans lequel les membres d’une culture donnée se socialisent n’existe plus, ni même les lois biologiques qui président à la nature humaine. Tout se passe comme si les humains du DP se créaient eux-mêmes et par eux-mêmes, sans inconscient, sans mémoire traumatique, sans histoire, sans empreinte culturelle, et même sans biologie ni génétique !

Le développement personnel, une religion de la mondialisation ?

Thierry Jobard compare le DP à une “religion de la mondialisation” et estime que cette religion est une sorte de pensée magique qui fait fi des faiblesses humaines, des conséquences traumatiques de certains événements de vie, de notre nature de mammifères sociaux. Le DP est dépolitisant par nature car il masque les réalités économiques, sociales et les normes de santé mentale. D’ailleurs, on peut voir dans les nombreuses reconversions dans les thérapies dites douces ou alternatives (naturopathes, thérapeutes Reiki ou autres conseillers en fleurs de Bach) des manières de répondre aux impératifs du DP :

  • ne pas être conformiste (comme si les études – longues et difficiles – de médecine étaient pour les gens trop “rationnels” et que les gens altruistes et humanistes devaient s’orienter vers des approches ancestrales, naturelles et holistiques – malgré l’absence de preuves de leur efficacité);
  • être un entrepreneur de sa vie (se mettre à son compte et être indépendant, ne compter que sur ses efforts et son travail personnel).

Il est possible que certaines personnes aient envie de rejeter violemment les idées que je développe ici parce que ces idées sont devenues constitutives de leur identité, parce que les rejeter reviendrait à être exclue d’une communauté qui partage ces principes (et synonyme de solitude) ou encore parce qu’elles ont investi trop de temps et d’argent pour faire machine arrière (comme les personnes qui se sont formées par exemple en kinésiologie ou en lithothérapie et en font leur gagne-pain).

Le DP est vide de toute spécificité culturelle, historique et sociale, précisément afin d’être suffisamment neutre pour être exportable dans le monde entier. En effet, la spiritualité telle que l’entend le DP ne garde que le « meilleur » des religions et des traditions (bouddhisme, zen, hoʻoponopono, hygge et la liste est longue), les vidant de leur contexte et de leurs obligations. En oubliant par exemple que le bouddhisme est une religion aussi sexiste que les autres, que l’Inde bouddhiste n’est pas un pays épargné par les violences faites aux enfants, que le Japon n’est pas le royaume des femmes émancipées ou que les civilisations qui consultaient des chamans étaient mues par les superstitions. C’est oublier aussi que les sociétés traditionnelles reposent sur l’entraide clanique, religieuse et familiale (plutôt que sur la solidarité nationale), brutalisant les apostats ou les athées par exemple. De même, l’idée de Karma dit qu’on obtient ce qu’on mérite. Cela valorise donc les beaux et les riches et évite de dénoncer les injustices sociales. On identifie ici un biais cognitif : celui de l’appel à la nature et à la tradition (ce qui est exotique et traditionnel serait bon par essence car c’était forcément mieux avant et les cultures lointaines seraient plus proches de la nature, plus sages).

Ce nouveau style anthropologique néolibéral dessine le visage d’un individu désengagé, égoïste et procédurier, dont le nombril devient le centre de gravité de l’univers. – Thierry Jobard

Emotions : reconnaître leur nature politique et leur fonction sociale

Ainsi, comme toute approche, le DP ne doit pas devenir un dogme intouchable et incritiquable. Nous pouvons nous autoriser à aller mal, à avoir des pensées négatives et des émotions désagréables, difficiles. Le fait que gommer les émotions dites négatives (tristesse, peur, jalousie, honte et surtout colère), c’est nier la nature politique et la fonction sociale de ces émotions pourtant utiles.

C’est que toute émotion fournit une information essentielle sur la manière qu’a l’individu de construire son récit de vie, sa manière de nouer des relations, d’évoluer dans son environnement social, de supporter les pressions, de saisir ou non sa chance, d’affronter les épreuves. Toute émotion fournit également de précieuses informations sur ce qui pousse l’individu et les groupes à agir, à se rassembler, à se mobiliser. – Eva Illouz et Edgar Cabanas

Lire aussi : Le mythe de la loi de l’attraction et les méfaits de la pensée positive

 

Prenons garde à ce que l’idéologie du développement personnel ne fasse pas de nous “une masse amorphe”, comme nous avertit Thierry Jobard.

…………………………….

Pour aller plus loin : Contre le développement personnel de Thierry Jobard (éditions Rue de l’échiquier). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.

Commander Contre le développement personnel sur Amazon, sur Decitre ou sur Cultura