Comprendre les racines de la violence éducative ordinaire et ses conséquences : un pré-requis pour des relations bientraitantes

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Je vous propose un nouveau format d’article sur le blog. Il s’agit d’interviews menées par Ingrid van den Peereboom, animatrice de l’émission radio Vers une parentalité bienveillante sur RCF et spécialiste du portage physiologique. Ses interviews donneront la parole à des penseurs et des penseuses de l’accompagnement respectueux des enfants qui aborderont des thèmes peu évoqués par ailleurs.

Aujourd’hui, Ingrid s’entretient avec Jean-Pierre Thielland. Ce dernier a été instituteur, puis enseignant spécialisé en Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED). Il a ensuite exercé les fonctions de psychopédagogue en Centre Médico-psycho-pédagogique ou CMPP. Président de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire, Jean-Pierre Thielland aborde l’attachement et la violence éducative ordinaire dans son livre intitulé Je peux la taper… elle est de ma famille – Attachement et violence éducative ordinaire, un livre paru en 2019 aux éditions l’Instant Présent.

En France, plus de 80% des enfants sont soumis à des punitions corporelles, des humiliations ou des violences psychologiques sous forme de punitions ou sanctions diverses. La tolérance à l’égard de ces pratiques et l’absence de politique de prévention à l’échelle nationale ont un impact très lourd sur l’état de santé psychique de nombreux enfants et adolescents.

Dans son livre, Jean-Pierre Thielland évoque divers accompagnements d’enfants. Son récit est émaillé de multiples références simples et claires, très utiles à la compréhension, sur la théorie de l’attachement développée par John Bowlby, puis à sa suite Mary Ainsworth. Il a accepté de répondre à quelques questions à ce sujet, en complément de l’émission radio diffusée le 19 mai 2020 sur RCF.

 

Jean-Pierre Thielland, en s’appuyant sur l’éthologie, Bowlby remet en cause les principes freudiens. En quoi cela nous aide-t-il dans l’accompagnement des enfants ?

Ce sur quoi insiste énormément Bowlby, c’est l’interaction. C’est-à-dire que pour le bébé ou l’enfant, être nourri n’est pas la chose la plus essentielle pour lui assurer  un développement affectif sécure et satisfaisant. Ce qui est très important, c’est le côté relationnel entre ce bébé, cet enfant et sa figure d’attachement. Et c’est quelque chose qui fonctionne dans les deux sens : la figure d’attachement apporte de la sécurité au bébé de par son acceptation, son accueil inconditionnel et, en même, temps, le bébé, par ses manifestations, – ça peut être des pleurs, ça peut être un sourire, un appel du regard -, va faire résonner, faire vivre en fait, chez la mère ou chez le père, cette attention. Il va éveiller l’attachement du parent à son égard. L’enfant mobilise des affects qui vont faire en sorte que le parent va s’approcher et répondre à sa demande.

Bowlby a souligné l’importance de cette dimension interactive innée, contrairement à la théorie freudienne qui plaçait au premier plan le nourrissage du bébé. Freud n’a pas insisté comme Bowlby sur la primauté accordée par le bébé à la relation, à la qualité du lien avec la figure d’attachement et à l’importance de cet aspect interactif de la relation.

 

Vous évoquez un petit Alexandre qui intériorise l’idée que c’est parce qu’il fait des bêtises qu’il est frappé et puni. Il justifie ce qu’on lui fait et donne un sens à son vécu pour comprendre le monde.  

Oui, et aussi pour avoir une place. Un jeune enfant ne peut pas imaginer que son parent est en train de lui faire violence et de le maltraiter. C’est impossible. La théorie de l’attachement nous dit justement que, pour un enfant, c’est extrêmement important qu’il identifie son père ou sa mère comme des personnes sécures sur qui il peut compter. Et que lorsque son attitude, quelle qu’elle soit, va déclencher chez son parent une réponse qui sera insécurisante pour lui, il va organiser son fonctionnement pour que ça n’arrive plus ou le moins souvent possible. Donc il va faire en sorte de ne pas susciter de manifestation de réprobation chez son parent. C’est une première chose.

Et puis, pour que ça ait du sens pour lui, il va se servir du phénomène du déni pour justifier ce comportement, faire sens de ce comportement, en intériorisant l’idée que c’est de sa faute. Le déni lui permet de conserver une représentation acceptable de son parent. Et c’est lui qui provoque, par son comportement, les manifestations effrayantes et violentes de son parent. Et bien souvent, il y est invité par les paroles des parents, qui peuvent dire à l’enfant qu’il les pousse à bout, qu’il exagère, qu’il est insupportable, qu’on ne peut rien faire de lui, toutes ces expressions qu’on peut entendre chez les parents qui leur permettent pour eux-mêmes aussi de justifier leur propre violence. Et ça va aussi dans les deux sens, c’est-à-dire que ça va inciter l’enfant à endosser la responsabilité de la violence qui lui est infligée. C’est extrêmement pervers, mais c’est vraiment très important à identifier.

Ce système de maltraitance, de violence devient presque un système qui s’auto-alimente, à la fois du côté du parent et à la fois du côté de l’enfant. S’il n’y a pas une personne dans l’entourage de l’enfant qui peut lui faire sentir, qui peut même lui faire comprendre que ce qui se passe n’est pas normal, il va s’identifier à ce comportement. Il va en faire un signe pour lui d’appartenance et d’identification à sa famille. Il va accueillir ce mode relationnel basé sur la violence et en faire une composante de sa personnalité. À l’école, s’il rencontre un garçon qui fonctionne plus dans l’empathie ou qui réagit différemment de lui,  ça peut susciter en lui de l’agression. Ça le remet en face de ce qu’il vit et de ce qu’il a élaboré comme fonctionnement plutôt du côté d’une réponse violente. Et constater qu’un enfant réagit différemment,  dans la cour de récréation par exemple, ça peut susciter chez lui de la violence. Ça peut le pousser à être agressif avec cet enfant qui n’est pas sur le même fonctionnement que lui. C’est une reproduction de la violence du parent, qui lui-même reproduit la violence qu’il a subie quand il était enfant.

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Pour sortir de ce système, il est nécessaire de passer par de nombreuses prises de conscience. 

Oui. C’est très important et c’est très difficile. J’entends la prise de conscience au sens où l’entend Alice Miller, c’est-à-dire une prise de conscience qui soit émotionnelle, pas uniquement intellectuelle. Ce qui est important pour un adulte quand il devient parent, c’est d’avoir cette possibilité d’identifier ce qu’il a vécu, lui, en tant qu’enfant comme étant potentiellement maltraitant, qu’il puisse avoir un espace, une rencontre avec quelqu’un où il va pouvoir à la fois verbaliser ce qui lui est arrivé – pouvoir décrire la situation de manière factuelle, pouvoir essayer d’identifier les différentes personnes – d’une part et surtout de pouvoir, autant qu’il peut, récupérer un certain nombre des émotions et des sensations qu’il a ressenties, ce que ça lui a fait à ce moment-là dans la situation de violence qu’il a subie.  Il s’agit pour lui de se réapproprier quelque chose qu’il n’a pas pu exprimer à ce moment-là et de pouvoir le partager avec quelqu’un. Ça peut être un thérapeute, mais aussi quelqu’un de proche, un ami… Et du coup, ce vécu de violence, avec les émotions et la souffrance qui  s’en est suivie, peut occuper une autre place.

La personne n’est plus agie par cette violence, mais elle en a un souvenir, une mémoire autobiographique. Ceci signifie : je peux resituer ce qui m’est arrivé dans ma mémoire, je peux en parler, je sais que ça m’est arrivé, je sais que ça n’était pas normal, je sais que j’ai souffert et je sais aussi que je n’ai pas envie de refaire la même chose avec mon enfant. Donc cette nouvelle mémoire, cette histoire qui est intégrée à ma personne, dans ma mémoire psychique, dans ma mémoire émotionnelle, voire même dans ma mémoire corporelle, elle devient un repère pour moi. Quand je vais être à mon tour parent et que l’attitude de mon enfant va allumer cette violence, je saurai l’identifier pour ce qu’elle est, c’est-à-dire ce qui m’est arrivé et que j’ai en moi de douloureux, de violent éventuellement. Mais je ne vais pas l’adresser à mon enfant d’une manière immédiate et violente. Je vais avoir un réflexe, une lumière qui va s’allumer pour dire : Ah oui là, attention ! Il y a une fragilité. Je fais attention à ce que je vais faire avec mon enfant. Ça permet de ne plus être l’objet de sa propre violence et de ne pas la reproduire.

Pour moi, c’est une façon à la fois indispensable de sortir du phénomène du déni, qui a eu son utilité à un moment donné dans l’enfance, mais qui devient un empêchement à rejoindre son enfant si on devient un jour parent. C’est l’essentiel à mes yeux pour permettre de sortir de cette reproduction de la violence. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup lu les livres d’Alice Miller, qui m’ont énormément  aidé, parce que derrière les mots d’Alice Miller, il y a une résonance émotionnelle. Son écriture a cette particularité de nous mettre en lien avec nos émotions, avec notre histoire et il peut y avoir un véritable travail : c’est presque une écriture thérapeutique. Ses livres nous permettent justement de nous remettre en lien avec cette histoire passée et d’y trouver un sens qui nous rapproche de notre enfant maltraité, notre enfant intérieur et qui, du coup, va nous aider à nous mettre en lien avec notre propre enfant si un jour on est parent. Le processus de lecture peut aider à cette prise de conscience. J’aime beaucoup le cinéma et il y a aussi des films qui sont importants. Il y a un très beau film américain  intitulé La nuit du chasseur, de Charles Laughton, sorti en 1955, où on a justement à la fois la cécité émotionnelle des adultes proches des enfants, le prédateur et le témoin secourable et la capacité des enfants à trouver de l’aide. Il y a évidemment le film de Michael Haneke, plus récent, sorti en 2009, intitulé Le ruban blanc, qui montre bien aussi le processus de répétition de la violence. Donc c’est important de pouvoir se saisir sur sa route de témoin lucide, de tuteur de résilience, comme le dit Boris Cyrulnik, pour pouvoir sortir de cet enchaînement, de cette répétition.     

 

Que fait ce témoin secourable ? Il apporte un regard ? Il verbalise des choses essentielles ? 

Il offre une sensibilité et une écoute sensible. Il va avoir une attitude qui va permettre que la parole de celui qui s’exprime puisse se déployer dans sa totalité. Il ne va pas juger. Il ne va pas forcément donner de conseils non plus. Il va essayer d’ouvrir des pistes pour que le maximum d’émotions puissent avoir une place, s’exprimer dans toute leur richesse et en toute liberté. Cet espace est important, que représente le témoin secourable. Ça peut être de la parole et, avec les enfants, ça peut être le jeu. Dans le livre, je montre bien comment cette petite fille  s’empare de tout son imaginaire, sa créativité pour raconter et revisiter des histoires qui lui sont arrivées, avec des émotions, avec du corps.  Avec les enfants, c’est possible de faire ça.  Avec un adulte, ça sera peut-être au niveau de la parole et aussi des émotions, l’expression, des larmes, peut-être aussi la colère. Donc c’est vraiment ce rôle du témoin secourable qui ouvre la porte aux émotions, à l’histoire passée, en offrant sa capacité d’écoute et tout ce que peut avoir vécu un enfant dans son histoire. Et ça peut être absolument terrible. On ne va pas minimiser non plus, dans l’idée que ça pourrait être rassurant. On ne va pas chercher non plus à rassurer l’autre, mais être disponible à tout ce que la personne a à exprimer de sa souffrance et de son histoire. Pour moi, ça serait vraiment ça, les qualités d’un témoin secourable, d’un témoin lucide.

 

Vous évoquez la délicate situation de l’accompagnement d’une petite fille dont on vient de parler. Vous manifestez que la mère refuse de s’impliquer autant que vous lui en donnez la possibilité. 

Oui. Je dis qu’en fait, elle n’arrive pas à changer des choses dans son comportement, dans sa posture de mère autoritaire et violente. Elle ne veut pas du tout ni interroger la légitimité de cette attitude, bien-sûr, et en plus, surtout, ne pas non plus y apporter un changement. Mais ça, c’est ce qu’elle dit. Et je ne sais pas si le fait que je lui donne des informations sur ce que je pense être nocif et contre-productif dans son attitude dans sa manière “d’accompagner” sa fille quand il y a des devoirs à faire à la maison est opérant. Elle entend des choses. Après, je ne sais pas ce qui se passe en elle, comment ça peut travailler. En tous cas, je lui délivre des informations sur ce que je pense être nocif dans son attitude. En ma présence et avec moi, il n’y a pas vraiment de dialogue. Elle reste sur ses positions.

 

Vous n’avez pas le même objectif, en fait. Elle veut de la réussite scolaire et vous cherchez le bien-être de la petite fille d’un point de vue global.

Oui. Mais je pense que la réussite scolaire, ça procure du bien-être à la petite fille aussi, malgré tout. C’est comme ça pour elle. Elle va à l’école. Elle n’a pas le choix. Ses parents ont décidé qu’elle allait à l’école. Et donc, cette petite fille fait avec ça. Si ça se passe bien à l’école pour elle, ça va lui apporter du bien-être. Je suis aussi dans cet objectif, même si ce n’est pas l’essentiel, même si je pense que ça viendra de toute façon si cette enfant arrive à pouvoir s’ouvrir, être en lien avec elle-même et exprimer tout ce qu’elle est, tout ce potentiel dont elle dispose, qui est extrêmement riche et qui ne soit pas victime de la répression du côté de sa famille, du côté de sa mère. De ce côté, mon inquiétude était en fait ce comportement de passage à l’acte. Au CMPP (Centre médico-psycho-pédagogique), il arrivait quand-même parfois que les familles ne viennent plus et j’avais un peu l’inquiétude que cette mère interrompe l’accompagnement. J’ai (quand-même) aussi travaillé cette peur en moi et donc sans doute que je n’ai pas été trop insistant sur une collaboration, un engagement plus soutenu de la part des parents. C’est toute la dynamique de ses propres peurs quand on est un clinicien : comment on fait avec ça ? J’en parle un petit peu dans le livre quand cette mère me dit : moi, j’ai été élevée comme ça et que je n’en fais rien. Je la laisse avec cette affirmation, comme si elle présentait une porte fermée et qu’il ne fallait pas franchir cette porte. Ça risquait de la fragiliser, de la mettre en difficulté et qu’elle claque la porte, du coup. Et donc, je ne suis pas allé investiguer là-dessus. Je suis resté comme ça parce qu’il y avait en moi une inquiétude que cette mère arrête tout en disant Ça sert à rien, le CMPP, et donc moi je veux lui faire faire – comme elle faisait – du travail scolaire en plus. Elle s’est quand-même un peu engagée. Elle n’est pas venue à tous les rendez-vous, mais elle est quand-même venue. Elle a accepté mon projet affirmé de travailler sur la confiance en soi, sur l’expression des émotions. Ce sont des choses qui ont été dites. Même si ça ne correspondait clairement pas à ses attentes, elle a quand-même accepté que sa fille vienne voir un psycho-pédagogue une fois par semaine pour l’amélioration pour elle du travail scolaire. Tout cela est assez subtil. Et ce qui est remarquable dans cette situation, – parce que ce n’est pas fréquent – , c’est que je trouve que cette petite fille a réussi à faire bouger des choses dans sa famille. Des choses ont bougé. Cette fameuse histoire de cette sœur dont il était interdit de parler, avec qui elle ne pouvait plus avoir de contacts, ce sont des choses qui ont évolué, justement, au cours du processus de soin et aussi à la fin. Cette petite fille a peu à peu construit cette assurance au travers d’une légitimation dans l’espace de soin de ce qu’elle avait à dire, des émotions qu’elle avait à exprimer, de ses plaintes, de ses reproches. Tout cela a pu se déployer et être accueilli. Ça lui a permis de se construire des repères internes sécures et de pouvoir sans doute affronter des choses qu’elle n’était peut-être pas en capacité d’affronter à un moment donné, trop submergée par les reproches qu’elle était en difficulté scolaire, qu’elle ne travaillait pas assez, etc. Tout cela a été complètement remis à une autre place : elle a pu se rendre compte d’une part qu’elle était véritablement compétente pour apprendre à lire, – ce qui était bien entendu évident – et, du coup, ouvrir la place pour tous les autres aspects de sa personnalité : la créativité, la possibilité de pouvoir exprimer ce qui la préoccupait, voire aussi les reproches qu’elle pouvait faire concernant la manière dont ses parents se comportaient.

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Vous évoquez dans votre livre Mary Ainsworth, qui observe trois types d’attachements et qui établit une classification. Elle observe des bébés à l’attachement insécure, ambivalent pour un premier groupe, évitant pour le deuxième groupe et sécure pour le troisième. Dans quelle mesure cette grille d’analyse vous aide-t-elle lorsque vous accompagnez un enfant en difficulté ? Et par exemple dans l’histoire de cette petite fille ?

Elle n’était pas dans l’évitement. Ce n’était pas une petite fille qui ne demandait pas d’aide. Elle pouvait solliciter sa mère. Mais en même temps, elle avait des réponses qui étaient plutôt insatisfaisantes. Elle était un peu entre deux. À la fois, elle avait des réponses de son parent qui alimentaient chez elle de l’angoisse et de l’anxiété et qui pouvaient en même temps l’inviter à ne plus demander d’aide. Je crois qu’il y avait les deux : à la fois un attachement qui était du côté de l’évitement et aussi un attachement qui était du côté de l’anxiété. À un moment, elle me dit quelque chose qui se passe à la maison autour du travail scolaire, et elle ajoute mais je veux pas que tu en parles à ma mère. Il y a en elle une conscience qu’il y a des choses qui ne peuvent pas être partagées avec ses parents, parce que ça risque de se retourner contre elle, de provoquer du rejet, des reproches ou bien quelque chose qui serait de l’ordre d’une désappartenance, une espèce de trahison, de remise en cause du fonctionnement familial. Dire qu’elle n’est pas contente, pas satisfaite de ce qui se passe à la maison pourrait lui être reproché comme étant un signe de désappartenance. 

 

Il n’y a pas d’espace pour un débat au sein du système familial, donc la remise en cause ne peut se faire qu’en aparté.   

Oui. J’ai compris cela comme une prise de conscience de cette petite fille de ce qu’il était possible de mobiliser du côté de ses parents et de ce qu’il était absolument indispensable de laisser à l’intérieur de l’espace dans lequel elle travaillait. C’était remarquable. C’était sa manière à elle de s’approprier l’espace de soin et de ne pas peut-être le fragiliser en y allant trop vite ou trop fort. Il y a vraiment une intelligence émotionnelle de cette petite fille qui lui fait repérer ce qu’il est possible de faire bouger dans sa famille et ce qu’elle va garder pour elle, en elle. Peut-être qu’un jour elle fera bouger les choses. Mais en tous cas, pour l’instant, pour elle, c’était une limite à ne pas franchir. Elle a senti ça comme ça.

 

Et donc le dialogue avec vous, qui étiez son témoin secourable, lui permet de sentir qu’elle ne porte pas des choses indicibles toute seule ?

Oui, absolument. Ça aussi, c’est important, parce que la violence éducative attaque aussi la parole. Le fait de mettre des mots, le fait de pouvoir parler, de pouvoir raconter la réalité des choses, avec la réalité de ce qui est ressenti de ce qui est vécu, permet vraiment d’avoir une parole vraie, authentique, incarnée, en lien avec ses émotions, avec son corps et c’est une espèce de victoire, une réappropriation de sa propre parole, au-delà des injonctions des parents qui peuvent dire : C’est de ta faute si on est obligés de te donner une fessée ; c’est parce que tu es paresseuse. Si on est obligés de te faire travailler plus à la maison, c’est parce que tu ne travailles pas bien à l’école, toutes ces injonctions et ces mots qui contaminent la pensée, la parole, sa propre parole et la façon dont on doit entendre la parole de l’autre. Tout est contaminé par une prétendue responsabilité de la violence qui nous est infligée et de la culpabilisation aussi, voire de la honte.

Serge Tisseron, dans son dernier livre, Mort de honte, (Éditions Albin Michel, 2019), un livre autobiographique, dit que la honte empêche de penser. Donc cette petite fille a aussi, au travers de l’indicible, fait une reconquête de sa capacité de penser et de sa capacité de se réapproprier un parler vrai. J’ai trouvé ça fabuleux ! C’est un grand bonheur d’assister à cet éveil qu’elle fait, quelque chose qui est du côté de la joie, de la créativité, d’une authenticité de cette  personne, de cette petite fille. L’indicible est fortement égratigné.

 

Et donc, quand vous êtes témoin de cet éveil, c’est l’instant où l’enfant comprend qu’il est – je vais faire allusion à un film – “imbattable”, même s’il a grandi dans un univers où tout tendait à lui faire croire qu’il était “battable”.

Tout à fait ! Ça se passe en Suède, Même qu’on naît imbattables ! (2018). En France, les enfants sont très seuls. Pour moi, ils sont abandonnés, maltraités par l’institution, par cet abandon, justement. Et donc, effectivement, j’imagine que cette petite fille a pu se construire un repère à l’intérieur d’elle-même, qui lui a fait prendre conscience qu’elle était imbattable, c’est-à-dire qu’il n’y avait aucune légitimité à ce qu’elle soit punie, frappée, malmenée verbalement à la maison et qu’elle avait tout à fait droit à être en sécurité à l’intérieur de son domicile familial, avec son intégrité physique et psychique. C’était un droit, en fait. Elle a peut-être fait cette expérience dans cet espace de soin du CMPP d’une expression très large de tout ce qu’elle pouvait avoir à dire et à exprimer sans sanction, sans répression, etc.

Je pense au moment où elle a manifesté, au tout début où on se voyait, des attitudes très autoritaires dans la manière dont elle jouait par exemple. Et c’était intéressant qu’elle fasse cette expérience de pouvoir déployer aussi cette manifestation autoritaire un peu intrusive. Elle avait tellement peur de perdre dans des jeux à règles qu’elle m’empêchait de jouer ou qu’elle jouait à ma place : des comportements que j’interprétais comme étant un signe de ce qu’elle pouvait subir à la maison. Mais en même temps, il n’y a pas eu de retour de ma part du côté de l’”éducatif ”, comme par exemple : Quand on joue, il faut aussi savoir perdre. Ce n’était pas le but.

 

Le jeu est une occasion pour vous de l’observer ?

C’est une occasion de m’inscrire dans son jeu à elle, c’est-à-dire d’occuper une place dans ce qu’elle a envie de raconter. Et dans le fait que je me prête à ce besoin qu’elle avait de tout maîtriser, par exemple. C’était ça, mon jeu à moi, tout en le lui disant, bien entendu. Il y a des mots qui sont apportés à ce moment-là, qui décrivent la situation : Ah ben là, tu joues à ma place ; tu veux pas que mon pion soit le premier ? Mais je joue son jeu. Je ne joue pas vraiment, pas comme quand on joue avec les enfants en famille. C’est juste un prétexte, une médiation pour lui permettre d’exprimer des choses en toute sécurité.

 

Parce que le jeu est quelque chose de connu ?

Oui. Le jeu, c’est extrêmement riche : à la fois les jeux à règles et les jeux qu’elle a pu aussi déployer avec ses petits personnages, voire en jouant un rôle elle-même et en me faisant moi aussi jouer un rôle. Il y a du corps, il y a quelque chose de différent. Le jeu, c’est fantastique pour pouvoir exprimer des difficultés, des émotions, des questions…

 

Il y a une part d’insaisissable quand on accompagne un enfant. Avez-vous pu percevoir si elle était moins frappée autour des moments de travail scolaire à domicile vers la fin de l’accompagnement ?

Au fil des séances, elle a manifesté son désagrément par rapport au fait qu’elle continuait de faire du travail à la maison.  Presque à la fin des séances, quand elle apprend qu’elle va passer dans la classe supérieure,  – ce qui était une demande insistante de sa mère – , elle est à la fois contente et rassurée parce que c’est une étape qui va être franchie et, en même temps, elle dit son inquiétude, mais elle n’évoque plus les violences. Et puis elle évoque aussi cette fameuse nouveauté où sa sœur va pouvoir revenir dormir à la maison. Elle est du côté du soulagement, du changement qui est en train de s’opérer et qui va dans le sens de ses attentes, avec quand-même une inquiétude par rapport à cette scolarité tellement appuyée par sa mère. Dans les dernières séances, elle n’en parlait plus, alors je ne sais pas. Je n’ai pas la réponse. C’est insaisissable.

 

On n’a pas toujours de feed-back sur ce qu’on fait.

Je ne sais pas non plus ce que cette mère a fait de ce que j’ai pu lui dire, des informations que j’ai pu lui donner, sur le côté toxique de son attitude éducative, de cette violence éducative. Je ne sais pas du tout ce qu’elle en a fait. On peut constater des choses : le fait que cette grande sœur ait été autorisée à revenir dormir à la maison ; dans un entretien avec la mère, alors qu’on a fait quelques séances, cette mère dit qu’elle a remarqué que, effectivement, sa fille avait un peu plus confiance en elle. S’ajoute l’histoire de la piscine, où Mélanie ne veut pas faire de la compétition. Elle a peur ou elle a mal au ventre. Donc cette petite fille n’est quand-même pas totalement dans la soumission. Elle résiste. Dans cette situation où elle va apprendre à faire de la natation, mais où c’est encore pour faire de la compétition, avec tout ce que ça implique, elle a quelque chose aussi en elle qui fait qu’elle ne veut pas y aller. Elle résiste aux injonctions de cette famille qui l’inscrit toujours dans des processus qui sont maltraitants, ou en tous cas qui vont à l’encontre de ses besoins et de ses désirs. Donc c’est maltraitant.

 

Il y a souvent un conflit entre la reconnaissance des besoins et des désirs des enfants et le fait que, souvent, des parents se projettent dans l’avenir et veulent construire une carrière pour leur enfant et ont du mal à le regarder tel qu’il est, aujourd’hui, dans le présent tout simplement.

Oui. Il y a un manque de confiance. Ma représentation, c’est qu’il suffit d’accompagner l’enfant, d’être là dans ce qu’il a, lui, à déployer, à montrer, à découvrir, à partager, à nous faire découvrir, à nous apprendre. Il y a vraiment cette idée interactive de se laisser aller à l’accompagnement d’un enfant. Or, le rapport de pouvoir est extrêmement présent : beaucoup de parents ont peur que leur enfant prenne le pouvoir. Et ça vient de leur éducation, évidemment. Ils ne font pas confiance à l’enfance. Ils imaginent que leur enfant va chercher à les manipuler, à prendre toute la place. Du coup, ils vont mettre en place des interdits, des injonctions qui ne sont pas au service de l’accompagnement de l’enfant, mais qui sont au service de leur peur, qui vient de leur propre histoire. Ils sont en fait manipulés par cette histoire-là. Ils n’ont pas clarifié les incohérences de ce qu’ils ont eux-mêmes subi. Du coup, c’est ça qui continue de fonctionner quand eux-mêmes sont parents. Ils se privent de choses fantastiques. C’est ça qui est triste. Ils empêchent tout un processus extrêmement riche fait de choses joyeuses et moins joyeuses qui font aussi partie de la vie. Ils sont malheureux et les enfants sont malheureux.

 

C’est une fuite en avant parce qu’ils n’ont pas fait la paix avec leur enfant intérieur ?

Ils l’ont un peu abandonné, en fait. Ils ne lui ont pas ouvert la porte. Ils ne lui donnent pas la parole. Ils le font taire. Cet enfant intérieur pourrait prendre la parole, les aider et leur servir de guide dans la façon dont ils pourraient être avec leur enfant quand ils sont parents. Mais si cette clarification dont je parlais plus haut n’a pas été faite, cet enfant intérieur n’est pas le bienvenu. Il reste enfermé dans une crypte, avec une histoire de maltraitance qui n’a pas été identifiée comme telle. C’est le fameux livre d’Alice Miller, C’est pour ton bien : soit intégrer que J’ai eu des fessées et je n’en suis pas mort, comme ils disent parfois, ou Ça m’a même fait du bien ! C’est une façon de faire taire l’enfant intérieur que de ne pas lui donner la parole et de continuer à le maltraiter. C’est terrible. Et ça empêche d’être un parent suffisamment bon (cfr. Donald Winnicott), en tous cas une figure d’attachement sécure avec son enfant, alors que cette capacité d’occuper cette place est tellement agréable et riche, très nourrissante pour soi, dans cette dimension d’accueil de l’enfant avec ce qu’il est et ce qu’il a à nous raconter et à nous faire découvrir de lui.       

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Source : Je peux la taper, elle est de ma famille : attachement et violence éducative ordinaire de Jean-Pierre Thielland (éditions L’Instant Présent). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet (site de l’éditeur).

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