Empathie et biais cognitif : quand la pression du temps prend le dessus sur nos valeurs morales (le contexte peut nous couper de notre empathie naturelle)
L’expérience du Bon Samaritain : quand la pression du temps prend le dessus sur nos valeurs morales.
Albert Moukheiber est docteur en neurosciences et psychologue clinicien. Dans son ouvrage Votre cerveau vous joue des tours, il explique que le contexte a une grande influence sur nos prises de décision et même sur nos élans psychologiques comme l’empathie et la compassion. Il décrit une expérience dans laquelle des chercheurs en psychologie ont fait croire à des séminaristes (religieux) qu’ils allaient assister à une étude sur les vocations religieuses. Les chercheurs ont demandé aux séminaristes de préparer un court exposé sur la parabole du Bon Samaritain ou sur les motivations de leur propre vocation. Les séminaristes devaient préparer cette présentation dans un bâtiment et se déplacer dans un autre bâtiment pour intervenir devant un public. Dans le cadre de l’expérience, les séminaristes étaient séparés en deux groupes distincts : les expérimentateurs ont indiqué au premier groupe que le texte devait être rédigé le plus vite possible avant de changer de bâtiment, mais le deuxième groupe n’a pas subi de contrainte de temps. Les chercheurs ont par ailleurs placé un acteur jouant le rôle d’une victime blessée, allongée par terre dans la cour séparant les deux bâtiments. Il se trouve que, lorsqu’ils ont traversé la cour, seuls 10 % des séminaristes du premier groupe se sont arrêtés pour aider la victime tandis que 63 % des séminaristes du deuxième groupe lui ont porté secours.
Albert Moukheiber explique que la variable « temps » a pris le dessus sur tout le reste et écrit que la pression de l’horloge semble plus forte que la morale
Darley et Batson ont remarqué que, lorsqu’ils insistaient auprès de certains séminaristes du premier groupe pour qu’ils se dépêchent, qu’ils allaient être en retard, ceux-ci enjambaient carrément la victime pour arriver plus vite dans la salle de conférences. La leçon à tirer de la parabole du Bon Samaritain est peut-être que le prêtre et le lévite étaient tout simplement pressés… – Albert Moukheiber
Nous avons tendance à surestimer la responsabilité des autres et à sous-estimer l’effet du contexte quand ils agissent.
Quand nous jugeons les comportements des autres, nous pouvons nous souvenir de cette expérience. En effet, le contexte au sens large (comme le stress, la météo, l’heure de la journée, notre état de satiété ou de fatigue, de la colère ou de la peur éprouvée…) modifie les actions des humains. Ceci est difficile à admettre car nous avons tendance à juger les actes des autres en fonction de leur supposée mauvaise nature, plutôt qu’à prendre en compte le contexte. Nous ne nous disons presque jamais : « si cette personne n’a pas fait preuve de compassion, c’est parce qu’il pleuvait ». Albert Moukheiber rappelle avec malice que, quand il ne s’agit pas de nous, notre cerveau a tendance à surestimer la responsabilité d’autrui et à sous-estimer l’effet du contexte.
A l’inverse, quand nous cherchons à expliquer pourquoi nous avons agi d’une manière non alignée avec nos valeurs, nous avons tendance à sur estimer l’effet du contexte et à nous défausser de notre responsabilité.
Si sur l’autoroute une voiture nous fait une queue de poisson, nous fulminons : « Quel chauffard, c’est dangereux et irresponsable de conduire comme ça ! » Mais si nous sommes en retard au travail et que nous doublons quelqu’un de la même manière, nous aurons tendance à penser : « Ce n’est pas grave, je suis pressé, c’est juste une fois… » Nous jugeons durement les autres sur leurs actions mais nous nous jugeons avec plus de souplesse car nous avons accès à nos intentions et nous pouvons donc rationaliser et savoir quand notre comportement est une exception. – Albert Moukheiber
Le contexte peut nous couper de notre empathie naturelle.
Daniel Goleman, spécialiste de l’intelligence émotionnelle, abonde en ce sens. Le contexte peut nous couper de notre empathie naturelle. Il se trouve que prendre le temps de donner de l’attention à autrui entre en jeu dans la mise en oeuvre de l’altruisme. L’empathie est plus forte quand nous nous centrons entièrement sur l’autre, créant une boucle émotionnelle. Il suffit de porter attention à autrui pour créer une connexion émotionnelle. En l’absence d’attention, l’empathie n’a aucune chance de naître. A partir du moment où une personne porte assez d’attention à une autre personne pour éprouver de l’empathie envers cette dernière, la probabilité de lui offrir de l’aide augmente. A l’inverse, plus nous somme perturbés (stressés, inquiets, en colère, perdus dans les pensées…), moins nous sommes capables d’empathie et d’altruisme (parce que notre attention est dégradée). Daniel Goleman mentionne également la transe urbaine dans les facteurs qui neutralisent l’empathie. Dans les rues des grandes villes, les gens sont moins enclins à remarquer, à saluer ou à aider les autres Pourtant, le simple fait qu’un seul passant s’arrête et s’intéresse à une personne sans abri peut sortir les autres passants de leur transe urbaine.
Le repli sur soi, sous toutes ses formes, tue l’empathie, et plus encore la compassion. Lorsque nous sommes centrés sur nous-mêmes, notre monde se contracte car nos problèmes prennent toute la place. Mais quand nous portons notre attention vers les autres, notre monde s’élargit. Nos problèmes, relégués à la périphérie de notre esprit, paraissent moindres et notre capacité de connexion ou d’action altruiste augmente. – Daniel Goleman
Le biais fondamental d’attribution : une forme de jugement à deux niveaux qui déséquilibre nos relations
Albert Moukheiber expose le biais fondamental d’attribution pour expliquer cette différence de niveaux de jugements entre soi-même et les autres. Le biais fondamental d’attribution est défini comme la tendance à juger les autres sur leurs actes, et non selon leurs intentions et, à l’inverse, à nous juger nous-mêmes sur nos intentions et non sur nos actes. Ce biais fondamental d’attribution est au cœur de nos interactions sociales. Albert Moukheiber fait référence à Lee Ross, professeur à Stanford et concepteur de ce biais d’attribution, pour expliquer que cette forme de jugement à deux niveaux crée un déséquilibre dans la façon dont nous interagissons. Nous allons spontanément invoquer la responsabilité d’autrui (« Quel lâche, il n’a pas secouru la victime ») pour l’accuser, alors que nous allons prendre en compte le contexte lorsqu’il s’agit de nous (« Ce n’est pas vraiment de ma faute, il pleuvait ») pour nous défausser de notre responsabilité.
Nous avons cette tendance naturelle à croire que tout devrait toujours être la faute de quelqu’un, mais jamais la nôtre. – Albert Moukheiber
Les humains ne peuvent pas se passer d’empathie (donnée et reçue).
Dans nos sociétés modernes, nous sommes souvent dans un rapport lointain avec les autres, encore plus avec les malheureux. Soit nous ne les voyons pas (cf la transe urbaine), soit nous ne sommes pas capables d’empathie émotionnelle. Quand nous sommes dans une empathie plus cognitive qu’émotionnelle, nous nous sentons désolés pour les personnes en souffrance mais sans ressentir nous-mêmes l’aiguillon de leur souffrance. Daniel Goleman remarque que les distances sociales (déménagements multiples, déplacements quotidiens, famille éclatée, vie urbaine) et virtuelles (communication électronique, bulle virtuelle) ont créé une anomalie dans la vie des êtres humains en rapport avec notre nature (même si cette anomalie est devenue pour nous la norme parce que nous vivons précisément dans ce contexte de séparation, de pression de l’horloge, et de transe urbaine).
La séparation tue l’empathie et l’altruisme disparaît. – Daniel Goleman
Goleman explique que des relations sociales dégradées (peu empreintes d’empathie émotionnelle) font partie des facteurs de risque sur la santé même si elles ne représentent qu’une partie du problème (d’autres facteurs de risque, de la prédisposition génétique au tabagisme, jouent également un rôle sur notre bien-être émotionnel et notre santé physique).
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Sources :
Votre cerveau vous joue des tours de Albert Moukheiber (Edition Allary). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
Cultiver l’intelligence relationnelle de Daniel Goleman (éditions Pocket). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.