Proximité et continuité : les fondements de l’écoparentalité (ou une réflexion sur les liens qui unissent les humains)

Young mother breastfeeding newborn baby

Crédit illustration : javi_indy / Freepik

 

Je vous propose un nouveau format d’article sur le blog. Il s’agit d’interviews menées par Ingrid van den Peereboom, animatrice de l’émission radio Vers une parentalité bienveillante sur RCF et spécialiste du portage physiologique. Ses interviews donneront la parole à des penseurs et des penseuses de l’accompagnement respectueux des enfants qui aborderont des thèmes peu évoqués par ailleurs.

A l’occasion de cette deuxième interview, Ingrid s’entretient avec Daliborka Milovanovic au sujet de l’écoparentalité (dans la continuité de la première interview sur ce même sujet avec Sophie Elusse, rédactrice en chef du magazine Grandir Autrement). Un grand merci à elles deux.

Daliborka Milovanovic est éditrice au sein de la maison d’édition Le Hêtre Myriadis, dont le siège social se trouve en région parisienne. Elle est philosophe, traductrice, mère de 4 garçons âgés de 7 à 19 ans. Elle milite pour l’allaitement, la naissance respectée, l’éducation non violente et le respect des femmes. Elle est aussi doula et accompagnante parentale, co-fondatrice de l’association Tentes rouges et de l’association Femmes sauvages qui produit des pièces de théâtre féministes.

Dans votre site internet intitulé “Le Gai Savoir”, que l’on retrouve à l’adresse www.daliborka-milovanovic.fr, vous évoquez votre passion pour l’éducation et l’écologie. Vous avez collaboré au magazine Grandir Autrement de 2012 à 2017 et en avez été directrice de publication de 2014 à 2017. Aujourd’hui vous êtes journaliste indépendante. Comme évoqué dans un entretien avec Sophie Elusse, rédactrice en chef actuelle du magazine, Grandir Autrement, le magazine des parents nature est devenu le magazine de l’écoparentalité. Est-ce vous qui avez formulé ce concept d’éco-parentalité au sein de la rédaction du magazine ?  Comment cela s’est-il passé ?

En effet. Pendant longtemps, j’ai été frustrée par l’impossibilité de désigner en un seul et même mouvement, par un mot ou une expression, l’ensemble des pratiques puériculturelles que j’avais moi-même adoptées quand j’ai eu des enfants et qui me semblaient avoir toutes un point commun. Des termes me venaient çà et là, mais ils n’étaient pas exhaustifs. On perdait un aspect des choses. Par exemple, quand on parle de non-violence éducative, certains la réduisent au fait de ne pas frapper ou de ne pas crier. Or, de mon point de vue, laisser un enfant pleurer dans son berceau et prétendre que l’on n’y peut rien, c’est violent. On peut bien sûr faire tout ce qu’on peut et ne pas réussir à calmer son bébé. Mais au moins, on aura essayé.

À chaque fois que je voulais expliquer ma conception de la parentalité, ce qui me guidait dans mes relations familiales, je n’étais satisfaite par aucun terme : j’employais maternage proximal, attachment parenting : des termes proposés au début des années 2000, issus de la littérature anglo-saxonne. L’attachment parenting est issu de la théorie de Bowlby. Je lisais souvent, sur la liste de discussion Parents conscients, des gens affirmer qu’on n’était pas obligé d’adopter tout le package du parent conscient, comme si les différentes pratiques éducatives qui y étaient proposées étaient sans lien. Au contraire, je pense qu’on n’avait pas bien conscience à quel point ces choses allaient ensemble. On n’avait pas analysé le lien qui existait entre tous ces comportements : allaitement, cododo, portage, etc. Je pense, pour ma part, que l’allaitement n’exclut malheureusement pas la violence : certaines mères sèvrent brutalement leur enfant, interrompent le sommeil partagé de manière abrupte ou le refusent, par exemple. Et parmi les pratiques respectueuses de l’enfant, certaines me semblaient plus respectueuses que d’autres. Je pensais par exemple : c’est très bien que mon enfant soit allaité, mais c’est aussi super important qu’il soit allaité à la demande ; qu’il soit écouté dans ses besoins affectifs, ses besoins de contact… L’allaitement semblait parfois réduit à de la nourriture. J’ai envie de paraphraser un médecin que j’ai entendu lors d’une Journée Internationale de l’Allaitement, qui décrivait tous les formidables bénéfices biologiques et notamment immunologiques de l’allaitement et qui concluait par une boutade : “Accessoirement, ça a des propriétés nutritives”. En somme, l’aspect alimentaire passait au second plan. L’allaitement, pour moi, c’est le moyen par lequel tous les besoins élémentaires de l’enfant sont comblés dans les premières années de sa vie : chaleur, nourriture, réconfort, sécurité, défenses immunitaires, stimulation tactile. Cela apporte toutes ces choses-là. Évidemment, parallèlement, j’étais très consciente des enjeux écologiques, de l’importance de préserver nos corps, d’appliquer une forme d’écologie du corps, mais aussi de l’esprit. Je comprenais qu’on polluait non seulement nos corps, notre mental, nos idées mais aussi nos relations, et je faisais petit à petit le lien entre tout ça. La conscience écologique, ce n’est pas juste sauver la forêt amazonienne ou les phoques. Nous faisons partie de l’écosystème Terre. C’est totalement illusoire d’imaginer qu’on en est séparés et que nous ne nouons pas des liens étroits avec les autres êtres vivants. On a tellement été rendus aveugles à nos liens avec la nature qu’on s’imagine être indépendants, ne pas avoir d’influence sur les autres êtres vivants et ne pas être influencés par eux.

allaitement écoparentalité

C’est peut-être un effet pervers de la démarche scientifique, qui nécessite une mise à distance. Il y a une science saine qui consiste à observer la nature en continuant à s’observer soi-même à l’intérieur de cette nature comme interagissant et partie prenante. Souvent dans la démarche scientifique, on met de côté la subjectivité car elle serait incompatible avec cette dernière, alors qu’il serait nécessaire de l’intégrer, un peu comme un garde-fou, une instance de contrôle, tout en ayant conscience des biais qu’elle peut introduire. Dans les sciences du vivant, en sciences humaines, en sociologie, la mise à distance peut se révéler clivante. On a fini par s’imaginer, la technologie aidant, être en dehors de cette nature et comme pouvant survivre avec des soutiens technologiques divers et variés. C’est comme ça qu’on s’est mis à penser la naissance comme un acte technologique, médical et non physiologique.

 

Mélissa Plavis, mon associée et amie, cite à plusieurs reprises un de ses professeurs pour expliquer comment elle a pris conscience de notre enracinement et de notre fusion totale avec la nature : si vous en doutez, arrêtez de respirer, disait-elle. Non, on ne peut pas arrêter de respirer parce qu’en tant qu’être vivant, on est soumis aux lois biologiques. L’écologie, au sens scientifique, est l’étude des liens entre des êtres vivants hétérogènes. Ces êtres, tous singuliers, sont interdépendants, ce qui implique la résilience et la soutenabilité du système. On est tous reliés et on a tendance à croire qu’il n’y a pas de liens ou que ces liens pourraient être coupés sans aucune conséquence. Par exemple, la mère et le bébé forment un système biologique, physique, neurochimique et hormonal : les réponses de l’un sont adaptées aux stimulus de l’autre, par l’intermédiaire du toucher et des réflexes notamment : l’enfant a des instincts qui sont faits pour susciter une réponse chez la mère, et inversement.

 

Ils sont programmés pour interagir de la sorte depuis des millions d’années, selon certains auteurs. En avons-nous conscience ?

Effectivement, le système mère-bébé fait partie du système de reproduction des mammifères. C’est un continuum physiologique, biologique. Quand il naît, le bébé a des attendus biologiques propres à l’espèce humaine. Il s’attend à être nourri au sein, porté en contact étroit avec un pourvoyeur de soins. Le mot s’attendre peut faire penser que le bébé est conscient de tout cela. Mais c’est une métaphore pour dire que son corps est physiologiquement prêt à interagir avec son environnement et à recevoir certains types de réponse, comme une serrure qui attend sa clé. Dès qu’il naît, il sait téter, il y est déterminé. Déjà dans le ventre de sa mère, il apprend à téter. Quand il en sort, il s’attend à utiliser cette compétence. La mère s’y attend aussi. Le lait coule de ses seins, qu’elle le veuille ou non. Il y a une programmation biologique à cela. En tant que mammifères, nous sommes programmés pour allaiter les enfants et les enfants sont programmés pour téter. Ce sont des fonctions qu’on retrouve des deux côtés, comme deux pièces qui s’emboîtent ; c’est un système physique, biochimique, hormonal. Les sécrétions d’hormones se répondent. Ce lien systémique est particulièrement sensible aux interférences. La plus petite intervention dans ce continuum peut le perturber en profondeur, voire le compromettre. En fait, à une petite échelle, le système mère-bébé est assez représentatif de la connexion biologique entre les êtres vivants, à grande échelle. Et même à cet endroit, si fondamental pour le développement de l’humain, nous avons introduit des ruptures. Je mets souvent en avant la notion de continuité mais une autre notion qui me semble pertinente est celle sur laquelle revient souvent Mélissa : la notion de rhizome (in Apprendre par soi-même, avec les autres, dans le monde: L’expérience du unschooling, Mélissa Plavis, éditions Le Hêtre Myriadis, 2017). Selon la comparaison avec le rhizome, quelle que soit l’entrée que l’on prenne dans le système, on atteint toutes les parties du système ; on a un impact sur toutes les parties du système et sur le système en tant que tout. Il est illusoire et hypocrite de penser que la manière dont on vit n’a pas d’impact sur les autres. Cette notion de continuité entre tous les êtres vivants implique la notion d’effectivité : tout ce que nous faisons produit un effet sur tout le reste de la planète. Elle implique, dès lors, aussi, la notion de responsabilité.

 

Petit à petit, dès 2014, je me suis mise à parler de parentalité écologique. La première fois que j’ai employé le terme d’écoparentalité, c’était en 2015 lors d’un atelier au salon Primevère à Lyon. Le mot englobe d’un seul geste tout un mode de vie et d’être en lien avec les autres. Je ne mets pas de trait d’union. Éco n’est pas un ajout pour dire que c’est vert. Ce n’est pas un label ou une garantie, mais une notion profonde. Ce n’est pas trier ses déchets en famille avec des bébés qui pleurent et qui reçoivent des fessées.

 

Évidemment, j’insiste sur la genèse de cette idée. Ce n’est pas une théorie qui apparaît ex nihilo. Au contraire, elle se fonde sur l’observation des liens entre les êtres vivants, humains en particulier, sur la reconnaissance de notre participation au monde matériel. Pour finir sur la genèse du mot écoparentalité, je voudrais ajouter qu’il ne s’agit pas d’une étiquette, d’un nom accolé à une méthode de parentalité puériculturelle. Sophie Élusse l’a très bien expliqué. C’est un concept empirique qui se développe en une philosophie de vie et pas en un ensemble de prescriptions, de recettes, de dogmes. Je n’ai pas forgé cette notion de manière spéculative, a priori. J’ai observé des personnes qui avaient des comportements qui me semblaient avoir un lien entre eux, et c’est là que le concept a émergé : c’est un mode de lien à autrui qui prend en compte tous les effets et toutes les pressions que les êtres vivants exercent les uns sur les autres. Quand on est conscient à quel point les autres être vivants, a fortiori ceux qui nous sont très très proches, sont reliés à nous, à quel point nous avons un effet sur eux et eux sur nous, quand on a conscience de cette interconnexion, de cette causalité et de cette effectivité des uns sur les autres et qu’on se dit : si je prend soin de moi, je prends soin d’autrui et vice-versa, alors on est dans une modalité de relation que j’appelle écologique.

 

C’est par exemple réaliser que quand on prend la pilule, on rend les poissons de la rivière infertiles ?

Oui, par exemple. Je suis aussi animatrice de La Leche League, association au sein de laquelle j’ai eu l’occasion d’entendre parler de la notion d’allaitement écologique, probablement à mettre au crédit de Sheila Kippley, qui a écrit un livre intitulé L’allaitement écologique, éditions de l’Arbre Blanc, 2018. La première édition date de 2008. L’allaitement écologique qualifie un type d’allaitement qui est préconisé dans le cadre de la méthode de contraception MAMA ou méthode d’aménorrhée lactationnelle. Dans cette méthode, on explique qu’allaiter à heures fixes avec de longs intervalles entre les tétées et de longues périodes de sommeil de l’enfant, ce qui est typiquement préconisé dans une culture de l’allaitement post-biberon, n’aide pas à bloquer l’ovulation. Je me suis dit : effectivement, l’allaitement culturel est un allaitement qui fait fi de la physiologie du corps humain. Je suis convaincue que si l’allaitement a pour effet, dans certaines conditions que je qualifierais d’écologiques, de bloquer l’ovulation, c’est parce que la mère est en train de s’occuper d’un enfant et n’est pas disponible pour en accueillir un autre. Une nouvelle grossesse rapprochée se fait au détriment des besoins de l’enfant et, même, des besoins de la mère elle-même.

 

La physiologie du développement de l’enfant montre que l’enfant a besoin d’un maternage intense jusqu’au moins l’âge de trois ans et donc, si une maman doit s’occuper de deux enfants de moins de trois ans, tous deux ayant un besoin intense de maternage, cela se fera, en général, au prix du bien-être et des besoins de la mère ou de l’enfant plus grand. Le développement de l’enfant nécessitant des soins continus, la nature a prévu que l’allaitement, écologique bien sûr, bloque l’ovulation. C’est inscrit dans la physiologie reproductive humaine. De nos jours, divers perturbateurs endocriniens menacent l’équilibre chimique de ce système hormonal finement réglé. Les cellules adipeuses sécrètent des œstrogènes, ce qui a tendance à raccourcir l’aménorrhée lactationnelle physiologique. Mais la MAMA, telle qu’elle est préconisée, peut assurer une contraception fiable, son indice de Pearl étant très élevé. Au-delà des 6 mois de l’enfant, la fiabilité de la méthode chute car il y a trop de facteurs extérieurs qui entrent en ligne de compte.

Cela rappelle le Continuum Concept de Jean Liedloff. Quel lien voyez-vous entre Jean Liedloff et l’écoparentalité ?

C’est un ouvrage qui m’a extrêmement inspirée. Ça a été une lecture bouleversante pour moi. Je ne peux pas parler de ce livre sans être émue.

le concept du continumm jean liedloff

-> Pour aller plus loin, à lire sur le blog : Le concept du continuum : vers une parentalité naturelle ?

 

L’idée de continuum formulée par Jean Liedloff est aussi hautement empirique, tirée de l’expérience de longue durée qu’elle a vécue.

Carrément ! Dans la manière dont elle l’emploie, continuum est un terme éminemment pertinent et justifié. Elle parle du continuum d’une espèce. Le continuum selon Liedloff fait référence à ce que, pour ma part, j’appelle les attendus biologiques d’une espèce. Il y a une cohérence entre les deux expressions. Le terme continuité est crucial dans la philosophie de l’écoparentalité. Le champ lexical de la continuité est très pertinent parce que ça met en exergue l’importance de la continuité physique, physiologique, hormonale, chimique, biologique entre les êtres vivants et en particulier entre les membres d’une famille ou d’une communauté. Le continuum de l’espèce humaine, c’est l’ensemble des attentes biologiques de ses individus, en tant qu’ils font partie de cette espèce.  Prenons un mammifère qui n’est pas primate, par exemple un poulain ou une antilope : le portage n’est pas pour eux un attendu biologique à la naissance. Le portage ne fait pas partie du continuum des chevaux. L’allaitement en fait partie. Les animaux ont des comportements qui améliorent leur survie, individuellement et ensemble, dans un certain milieu. C’est ce que Liedloff appelle le continuum. Le  continuum de l’espère humaine est l’ensemble des compétences et pratiques qui assurent le développement optimal et la sécurité d’un individu et de la communauté.

C’est là qu’on se rejoint. Le besoin de proximité physique est particulièrement sensible chez les primates dont les humains font partie, beaucoup plus que chez les grands herbivores, qui ne sont pas des mammifères portés. Les bébés primates ont besoin d’être en contact étroit avec des adultes pour survivre. Les bébés ne marchent pas 20 minutes après la naissance. On a bouleversé ce schéma primal d’interaction et c’est terrible. Le toucher est si difficile dans notre société, sauf quand il est de nature sexuelle. Dans d’autres cultures, le toucher est plus naturel, plus évident ; c’est par exemple le cas en Serbie, d’où viennent mes parents. En fait, si on veut comprendre à quel point la proximité est importante pour les êtres humains, il suffit de regarder les autres primates. Je pense par exemple aux macaques du Japon ; ils sont sans arrêt en train de se faire des câlins.

In fine, il s’agit de reconnaître la continuité, l’interdépendance et l’intereffectivité de toutes les espèces, qui sont interreliées. C’est la conscience écologique globale, appliquée à l’ensemble du vivant, et pas seulement aux relations familiales.

écoparentalité liens humains

Copyright Bijoy K.I.

 

On a focalisé sur les bonobos à cause du sexe. Ici, c’est différent.

On a un problème avec le sexe. Le sexe est une fonction physiologique qu’on a complètement intellectualisée, mise en scène dans l’érotisme et cette érotisation n’est pas absolument nécessaire à une vie sexuelle épanouie. On peut vivre sa sexualité de manière naturelle, physiologique. Dans l’intellectualisation que constitue selon moi l’érotisation de la sexualité, il y a là aussi une forme de mise à distance et de mise en scène. Au lieu de vivre la situation, on a recours à une interface, une médiation, aussi innocente soit-elle que des images mentales. Cette médiation est le symptôme de la coupure avec son corps.

Chez les bonobos, en effet, le sexe rapproche les individus du groupe (chez les chimpanzés, adeptes du viol, le sexe n’a pas directement cette fonction de convivialité). Mais il n’y a pas que ça. Et surtout, avant ça, il y a la proximité physique primale, celle qui fonde et détermine, dès les premiers instants de vie, toutes les relations futures du groupe, et c’est la relation mère-bébé. L’auteur de cette photo est un photographe animalier indien. Pour moi, elle illustre bien ce qu’est le continuum de l’espèce humaine. Mais je conçois parfaitement que des gens soient rebutés par ça. Nous percevons souvent la proximité comme déstabilisante.

 

Cela rappelle le Verfremdungseffekt de Bertolt Brecht, un effet de distanciation par lequel il montrait que tel acteur était un acteur avec par exemple un masque sur le visage, pour éviter l’identification, et maintenir l’intellect du spectateur en alerte, afin qu’il réfléchisse.

La distanciation peut être utile pour analyser une situation, en effet. En revanche, la forme de distanciation qu’on pratique n’est pas juste un outil, mais un mode d’être qui est extrêmement pervers, qui nous coupe de nos liens essentiels avec les fonctions de notre corps, avec les autres et avec la nature. Et effectivement dans la distanciation, dans la représentation, dans ce jeu, on se regarde en train de, et en se regardant en train de, on n’est plus dans le blanc du poulet. On est ailleurs. Et après, on lutte pour reconnecter. Mais on reconnecte avec des artifices (alors qu’on a tout ce qu’il faut en nous), avec des images visuelles ou mentales, on reconnecte un lien qu’on a rompu. Pour moi, un lien qui tient du rafistolage d’une rupture qui n’avait pas lieu d’être initialement, n’est pas écologique. On est de toute manière obligé de combler l’espace, le vide, la béance qu’on a créés parce qu’on a absolument besoin d’être en lien : c’est vital. Le livre d’histoires qu’on lit à son enfant tous les soirs et qui est si valorisé dans notre société peut lui-même être vu comme à la fois mise à distance et artefact de reconnexion. On se relie les uns aux autres par des objets (des objets qui doivent être fabriqués et qui ont donc un coût écologique et économique, et qui ne répondent qu’imparfaitement aux besoins élémentaires). La psychologie traditionnelle est remplie de fantasmes de médiateurs et autres objets transitionnels : doudous, livres, poussettes, berceaux, sucettes, écrans divers et variés qui s’interposent entre les personnes… Mais pourquoi ne raconterions-nous pas des histoires à nos enfants, dans la continuité de la tradition orale ?

 

N’est-il pas temps d’abandonner ces vieux modèles pour mettre en place des liens écologiques ? – […]  le livre nous ressemble, il est un effet de notre culture de la distance, de l’objet transitionnel, de la réserve, de la retenue. Ne serait-il pas alors un objet « anti-écologique » ? Comme tout objet, il se pose « entre » les êtres, pont et passage malgré tout, au-dessus de la béance interpersonnelle propre à notre culture « séparatiste ». Cf : http://www.daliborka-milovanovic.fr/faut-il-lire-et-aimer-lire/

 

à moi ego valérie vayerValérie Vayer, autrice de À moi ! Lorsque l’ego paraît, parle de société séparatiste. On cloisonne les groupes de personnes par âge et par fonction et après, on fait des ponts, des passerelles artificielles alors que si on laisse les personnes se relier naturellement les unes aux autres, c’est nettement plus efficace, mais c’est moins lucratif et capitalisable. C’est dans la logique de la marchandisation du monde qui va jusqu’à capitaliser les rapports humains. On a construit une civilisation qui est anti-écologique dans sa structure même, dans le modèle d’interaction humaine qui la fonde. Le doudou, objet transitionnel préféré des psys, est censé combler une béance, une absence, un manque insupportable de liens. Non seulement cette prétention à remplacer ou combler est totalement vaine mais en plus, elle constitue une surenchère qui a un coût écologique au sens large : un coût matériel, financier, affectif et émotionnel. Tôt ou tard, on paie la note du mal-être causé par les ruptures entre les personnes et par les tentatives de rafistolage qui, parfois, font plus mal encore. Le fait de devoir rafistoler par des thérapies à l’âge adulte, c’est déjà payer la note.

Les croyances selon lesquelles les ruptures sont nécessaires sont reflétées dans les analyses de certains psychologues occidentaux. Dans Allaités des années, Ann Sinnott cite, dans un paragraphe intitulé Les choses, pas les gens, une certaine Miller, psychologue : Miller m’a dit que les enfants doivent “apprendre à transférer leurs affections et leurs passions de la personne – la mère – aux objets” ; que les “sentiments profonds et primitifs, peuvent s’attacher à d’autres objets” ; que “l’enfant doit apprendre à trouver dans les livres le plaisir qu’il trouvait autrefois dans le sein” et “à éprouver des sentiments amicaux pour d’autres gens”. (p. 55) En éducation bienveillante, les personnes passent avant les objets : c’est plutôt les gens d’abord, les choses après.

L’idée selon laquelle la séparation rendrait les enfants plus autonomes est une croyance, voire un culte, qui vient justifier, a posteriori, des pratiques qui ont été introduites au début de la révolution néolithique quand les humains sont passés d’une économie de subsistance fondée sur la cueillette et la chasse à une économie de subsistance fondée sur l’agriculture en même temps qu’ils se sédentarisaient. Ces changements radicaux de mode de vie ont eu des effets importants sur les corps (par exemple des grossesses rapprochées pour les femmes) et sur les liens étroits qu’entretenaient ces corps (des sevrages précoces, c’est-à-dire à moins de 3 ou 4 ans, et des réactions impatientes voire violentes envers l’enfant qui manifeste son refus du sevrage). La séparation des corps de la mère et de l’enfant est une conséquence typique de ce bouleversement : la socio-biologiste Sarah Blaffer Hrdy parle de première “crise néonatale”.  Nécessité faisant loi, ce qui au départ relevait d’une contingence matérielle qui s’est imposée à tous les humains est devenu un dogme : l’impératif de la séparation ; peut-être cette chute, cette déchéance du paradis originel évoqué dans la Bible, que suggère peut-être le sous-titre du livre de Liedloff (La recherche du bonheur perdu).

Ainsi, on n’agit pas ainsi parce que c’est bien. On dit que c’est bien parce qu’on agit ainsi. On justifie les ruptures a posteriori par un discours idéologique purement spéculatif en dépit de la réalité, voire qui nie la réalité, celle des pleurs des enfants. On justifie des pratiques et des choix par des discours sentencieux qui spéculent sur la nature humaine qui serait de se doter d’une culture. C’est, du reste, la perspective culturaliste selon laquelle l’humain est un être culturel, et qui, pour court-circuiter (à juste titre néanmoins) toute velléité d’essentialisation – l’essentialisation ayant fondé maintes dominations – opère un geste radical de négation de la nature et des impératifs du corps pour y substituer les besoins et impératifs de la société industrielle. Notons tout de même que la perspective culturaliste a été très importante au 20e siècle pour montrer les liens entre essentialisation et domination. Mais dans ce même mouvement de déconstruction des rapports de domination, elle a relégué à l’arrière-plan notre matérialité essentielle, constitutive. Ce qui, à mon sens, revient à un geste d’autodestruction. Il y a une sorte de transitivité des violences – c’est contagieux, comme l’adrénaline. Les répercussions peuvent être lointaines dans l’espace et le temps, ce qui ne permet pas d’en prendre conscience. Mais l’amour et la bienveillance sont également contagieux ; c’est un mode de relation que nous pouvons cultiver comme nous avons cultivé la violence qui, selon Michel Odent, a peut-être constitué à un moment donné de l’histoire humaine un avantage évolutif. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et l’écoparentalité est un impératif de survie.

 

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Le site d’Ingrid van den Peereboom : Ingrid van den Peereboom

Le site des éditions Le Hêtre Myriadis, l‘éditeur de l’écoparentalité et de l’écologie des relations : lehetremyriadis.fr