Les marqueurs somatiques : la raison a besoin des émotions.
Dans son ouvrage Neurobiologie des émotions, Catherine Belzung, professeur de neurosciences, rappelle que des travaux récents, notamment ceux d’Antonio Damasio, ont remis en cause la croyance selon laquelle les émotions perturberaient la prise de décisions rationnelles. Au contraire, les humains prennent des décisions non seulement en fonction de la logique, mais aussi en fonction des poids affectifs qu’ils attribuent aux différentes solutions possibles, en fonction de mécanismes biologiques innés et d’expériences passées. Quel est le lien entre émotions et raison ?
L’hypothèse des marqueurs somatiques : émotions et raison
Antonio Damasio est un chercheur en neurobiologie et a formulé l’hypothèse des marqueurs somatiques. Damasio donne l’exemple d’une perception qui se produit au niveau du ventre à l’idée d’une conséquence néfaste d’une solution possible à un problème. Cette sensation déplaisante intervient avant même le processus de raisonnement. Damasio donne le nom de “état somatique” à cette perception puisqu’elle concerne le corps. Cette perception est associée à une image particulière, comme un repère et c’est la raison pour laquelle Damasio l’appelle “marqueur”. Par exemple, les marqueurs somatiques de la peur sont la sudation, l’augmentation du rythme cardiaque ou de la pression artérielle.
Les marqueurs somatiques sont influencés par :
- le système d’homéostasie interne (recherche de l’équilibre des fonctions biologiques) : quand les mécanismes régulateurs innés font leur travail (assurer la survie de l’organisme), la sensation de déplaisir disparaît.
- l’éducation reçue et les conventions sociales de la culture dans laquelle un individu donné vit.
L’utilité d’un marqueur somatique dans la prise de décision
Un marqueur somatique oblige à faire attention au résultat néfaste que peut entraîner une action donnée. C’est une sorte de signal d’alarme automatique qui dit : “Attention, il y a un danger à choisit cette option”. Pour Damasio, les marqueurs somatiques accroissent la précision et l’efficacité du processus de prises de décision parce qu’ils permettent une présélection d’options possibles.
Quand un marqueur somatique désagréable est accolé à un résultat prédictif (si je fais ceci, alors je me sentirai mal), il joue le rôle d’alarme dissuasive : les options sont rejetées. Quand un marqueur somatique agréable est accolé à un résultat prédictif (si je fais ceci, alors je me sentirai bien), il joue le rôle de signal d’encouragement : les options sont conservées.
Les processus dits cognitifs ont véritablement partie liée avec ceux que l’on appelle généralement “émotionnels”. – Antonio Damasio
Le test du “jeu de poker” pour montrer le lien entre émotions et raison
L’équipe d’Antonio Damasio a mené une expérience en laboratoire pour déterminer ce qui favorise ou empêche de prendre des décisions rationnelles. Deux types de personnes ont été testées : des personnes sans lésion du cortex préfrontal ventromédian et des patients avec lésion. Le cortex préfrontal ventromédian est la zone du cerveau qui met en relation la capacité à raisonner avec la capacité à ressentir des émotions, c’est-à-dire qu’elle permet d’intégrer l’état des marqueurs somatiques à la prise de décision. Le but de l’expérience était de gagner le plus d’argent possible : les scientifiques considéraient « rationnel » un sujet qui jouait de façon à optimiser ses gains, et comme irrationnel celui qui perdait de l’argent. Il se trouve que les patients avec des lésions ont font des choix irrationnels. Les chercheurs ont remarqué que ces joueurs savaient pertinemment que les cartes qu’ils choisissaient représentaient un mauvais choix, mais ils persévéraient dans une stratégie perdante. Les neuroscientifiques ont observé que, chez les sujets normaux, il y a une réponse physiologique avant le choix d’une carte désavantageuse, qui n’est pas visible chez les sujets lésés. En général, avant d’opérer un choix, les sujets sans lésion cérébrale présentaient des modifications des marqueurs somatiques des émotions. Ces marqueurs somatiques constituent une sorte de signal, indiquant au sujet d’aller dans une direction ou de ne pas aller dans une autre direction. Ces modifications somatiques ne sont pas présentes chez les sujets aux lésions cérébrales.
Les sujets normaux peuvent utiliser les marqueurs somatiques pour orienter leurs choix vers les stratégies les plus rationnelles. Les patients lésés n’ont pas cette activation somatique qui les prévient d’un danger, ce qui va les empêcher d’adopter des stratégies rationnelles.
Ainsi, cette expérience illustre le fait que les émotions ne causent pas forcément des comportements chaotiques. Les marqueurs somatiques négatifs mènent à une inhibition des options perçues comme un danger à l’équilibre de l’individu.
Si je prends des décisions rationnelles, c’est parce que je parviens à ne pas mettre en œuvre les décisions non rationnelles. Et cela est permis grâce à l’activation corporelle des marqueurs somatiques émotionnels. Ainsi, les émotions et les marqueurs corporels associés sont loin d’être cette force chaotique et désorganisatrice. Les données de la neurobiologie nous poussent plutôt à les considérer comme un principe organisateur, nous accompagnant dans nos prises de décisions et facilitant certains processus cognitifs. – Catherine Belzung
Emotions, raison, inné et culture
Régulation biologique innée et prescriptions culturelles
La perception anormale des émotions introduit des perturbations dans le processus de prise de décisions rationnelles. Damasio estime que nous naissons avec un mécanisme précâblé de perception de la douleur et du plaisir : ce mécanisme est donc inné. La culture et l’histoire personnelle peuvent toutefois modifier le fonctionnement de ce mécanisme. Le système des marqueurs somatiques est enraciné dans la régulation biologique innée, mais ils été ajusté aux prescriptions culturelles pour que la rationalité qui en découle soit conforme aux conventions sociales et aux règles éthiques de cette socio-culture donnée. La souffrance, comme perception désagréable qu’on veut faire cesser suite à la perception d’un changement dans le corps, offre une protection et permet l’acquisition de stratégies comportementales qui augmentent les chances de survie. Les marqueurs somatiques sont des perceptions ressenties dans le corps, positives ou négatives, associées à nos expériences passées. En avançant dans la vie, nous faisons des expériences et nous nous constituons un réservoir de situations associées à des affects positifs ou négatifs. Or, pour prendre des décisions entre plusieurs options, nous avons besoin d’associer à ces options des affects, qui les rendent désirables (émotions de plaisir) ou indésirables (émotions de douleur). La raison n’est jamais pure et la perception normale des émotions a une valeur d’orientation. Toutefois, selon Damasio, cette idée ne doit pas pousser à attribuer plus de valeur à la raison ou à l’émotion. Ce n’est pas l’un OU l’autre : l’intuition ne doit pas être valorisée au détriment de la raison comme la raison ne doit pas être considérée comme supérieure.
Comment accepterions-nous de subir une intervention chirurgicale, de faire du jogging, de suivre des études à l’université ou à la faculté de médecine ? On pourrait répondre : par la simple volonté. Soit, mais comment expliquer cette volonté ? Celle-ci s’appuie sur l’appréciation d’un objectif, et cette appréciation ne peut avoir lieu si l’attention n’est pas tournée correctement à la fois vers la conséquence ennuyeuse immédiate et la conséquence heureuse future, à la fois vers la souffrance présente et la gratification future. Si vous ne prenez pas en considération cette dernière, vous supprimez le moteur qui va donner des ailes à notre volonté. La volonté n’est que l’autre nom de la démarche consistant à choisir en fonction d’un objectif à long terme plutôt qu’en fonction d’un objectif court terme. – Antonio Damasio
Cerveau et culture
Selon Antonio Damasio, l’élaboration de marqueurs somatiques adaptés implique que le cerveau d’un individu et la culture dans laquelle il vit soient tous deux normaux. Damasio prend l’exemple des psychopathes (meurtriers ou violeurs en série). Ces derniers sont l’exemple même d’une “tête froide” que le bon sens présente comme indispensable si on veut prendre de bonnes décisions. Pourtant, c’est bien l’insensibilité aux émotions qui caractérise les psychopathes qui savent précisément garder la tête froide face aux pires atrocités.
Pour Damasio, le dysfonctionnement des marqueurs somatiques comme soubassement de décisions rationnelles peut avoir deux origines :
- une lésion cérébrale à l’âge adulte : Damasio parle de “sociopathie acquise“;
- une anomalie du fonctionnement des circuits neuraux (ou de leur mécanisme neurochimiques) déclarées au cours du développement, en lien avec des facteurs socioculturels (famille dysfonctionnelle, système social “malade” comme l’Allemagne nazie ou le régime de Pol Pot) : Damasio parle de “sociopathie de développement“.
Damasio insiste sur le fait que les marqueurs somatiques, passant par le corps, sont nécessaires pour “assister la froide raison” mais aussi sur le fait que les marqueurs somatiques peuvent perturber la qualité du raisonnement.
Les émotions ne sont pas contraires à la raison.
Certains auteurs comme Loewenstein et ses collaborateurs (2001) affirment que le processus de choix entre différentes options nécessite des « émotions anticipatoires » et des « émotions anticipées ».
Les « émotions anticipatoires »
Les « émotions anticipatoires » correspondent à l’activation de marqueurs somatiques des émotions pendant la prise de décision. Elles s’appuient sur les réactions corporelles qui accompagnent la prise de risque, comme la peur et l’anxiété. Ainsi, si une alternative est très risquée et l’autre peu risquée, l’activation des marqueurs somatiques de la peur va accompagner l’exploration mentale de l’alternative risquée. La conséquence est le choix de l’autre alternative moins risquée.
Catherine Belzung écrit que, lorsqu’on pense à une alternative risquée, l’activation des marqueurs somatiques correspondants aura un poids dans la décision qui sera prise, et ce poids sera défavorable à ce choix.
Les « émotions anticipées »
Les « émotions anticipées » correspondent aux émotions que le sujet anticipe dans le futur (par exemple le plaisir, la honte ou le regret). Elles aussi interviennent dans le « calcul » que fait le sujet, dans le sens de favoriser des décisions associées à des « émotions anticipées » positives, c’est-à-dire agréables.
Par exemple, si quelqu’un trouve un porte-monnaie avec de l’argent dans la rue, l’émotion anticipée peut correspondre au fait de penser aux émotions désagréables ressenties plus tard (comme la honte et culpabilité si l’argent est empoché). Eviter ces émotions négatives futures mène à déposer ce porte-monnaie au bureau des objets trouvés (à partir du moment où la honte émerge et est ressentie comme désagréable, c’est-à-dire que la construction sociale pousse l’individu à agir pour réduire les états somatiques négatifs liés à la honte).
Pour aller plus loin sur le rôle des émotions sociales comme la honte : La construction du bien et du mal s’appuie sur les émotions sociales.
Par exemple, si une personne tombe à l’eau devant nous, plusieurs options s’offrent à nous : se jeter à l’eau pour la sauver, appeler à l’aide, chercher des ressources comme une corde à lancer à la victime, solliciter d’autres passants pour faire une chaîne humaine… Le plaisir procuré par le fait de secourir quelqu’un est une émotion anticipée qui peut pousser à se jeter à l’eau. Mais la peur de se noyer (ou plutôt les marqueurs somatiques que cette anticipation suscite) va aussi participer à la prise de décision (ici la peur est une émotion anticipatoire). Selon les expériences passées et les valeurs adoptées (via la culture et l’éducation), les marqueurs somatiques ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre, provoquant une réaction différente.
Les émotions sont nécessaires, mais pas suffisantes : attention à ne pas survaloriser l’intuition.
Bien que le mécanisme des marqueurs somatiques soit un élément neurobiologie nécessaire au fonctionnement de la faculté de raisonnement, il est évident que ce n’est pas suffisant. Des capacités logiques doivent être mises en oeuvre après la phase des marqueurs somatiques. Les marqueurs somatiques permettent de rejeter, immédiatement, une action donnée et d’inciter à envisager d’autres alternatives. Ils prémunissent contre des désagréments (perte future) mais conduisent aussi à choisir parmi un plus petit nombre d’alternatives. C’est seulement après l’étape du signal automatique (donné par les marqueurs somatiques) qu’il est possible de pratiquer des analyses de coût/ bénéfices sur le nombre d’options réduites par le moyen des marqueurs somatiques.
De plus, il se trouve que les états somatiques peuvent être tant bénéfiques que nuisibles. Damasio prend l’exemple de la peur de l’avion : de nombreuses personnes ont plus d’appréhension à l’idée de prendre l’avion que de prendre la voiture, alors même que le calcul objectif des risques montre que les trajets en avion sont moins meurtriers que les trajets en voiture. Cette erreur de jugement est liée au “biais dû à l’usage” qui conduit à une attitude de rejet face au choix rationnel. Pourtant, Antonio Damasio estime que la discordance entre les marqueurs somatiques et les risques statistiques est fondée du point de vue de la survie : la proportion des survivants dans un accident d’avion est moins élevée, même si ces accidents sont beaucoup moins fréquents que les accidents de voiture. On estime donc avoir plus de chance de sortir vivants d’un accident de voiture que d’un accident d’avion.
Damasio explique que l’organisme a certaines raisons que la raison doit absolument prendre en compte. Mais nous devons utiliser notre logique pour vérifier l’adéquation des choix que nous avons été poussés à faire sous l’influence des marqueurs somatiques, qui établissent des objectifs préférés pour assurer la survie de l’organisme dans un type de société particulière. S’intéresser au rôle des émotions dans la formation des décisions rationnelles ne doit pas mener à survaloriser l’intuition.
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Sources :
Neurobiologie des émotions de Catherine Belzung (Uppr Editions). Disponible en médiathèque, en librairie ou en ecommerce.
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L’Erreur de Descartes : la raison des émotions d’Antonio Damasio (éditions Odile Jacob poche). Disponible en médiathèque, en librairie ou en ecommerce.
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