Tous toxiques, tous victimes ? Un ouvrage percutant et bousculant d’autonomie intellectuelle

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J’aime beaucoup les travaux d’Anne-Laure Buffet dont j’ai relayé les ouvrages précédents et que j’ai mentionnée à plusieurs reprises sur le blog, notamment au sujet des violences psychologiques. L’ouvrage Tous toxiques, tous victimes ? est organisé autour de 7 grandes parties :

  1. Toxique ou non toxique : définitions de toxicité, harcèlement, pervers narcissique et d’emprise
  2. “Victime”, le mot qui fait peur : comment devient-on victime et la difficulté d’aller bien
  3. Société infantilisante ou besoin d’être infantilisé ?
  4. Critique de la déraison pure
  5. Les gentils et les méchants
  6. Question d’équilibre
  7. Retrouver un sens

Dans ce livre, Anne-Laure Buffet s’attache à (re)définir des concepts médiatisés et parfois mal compris. Ainsi, elle rappelle qu’un pervers narcissique n’est pas dépourvu d’empathie et que la violence psychologique n’est pas UN mensonge, UN acte de chantage mais que c’est la récurrence des agissements qui définit ce type de violence. C’est bel et bien la répétition et le temps long qui mènent à la destruction des facultés de la victime. Anne-Laure Buffet opère une distinction entre toxicité (=nuisance) et violence psychologique, cette dernière englobant la toxicité mais allant plus loin. La violence psychologique vise le contrôle de la volonté et des actions de la personne soumise. Il y a servitude, aliénation de la pensée et du comportement. La violence psychologique est donc le degré ultime de la toxicité relationnelle.

De même, il y a une distinction à faire entre conflit et harcèlement. Un conflit consiste en une divergence d’opinions, une dispute occasionnelle ou un différend qui peut être réglé en équité et donner lieu à une amélioration des relations. Quant au harcèlement, son caractère répété, délibéré et nocif détruit les personnes qui en sont victimes, puisqu’elles sont laminées, menacée, isolées, parfois surveillées.

Anne-Laure Buffet insiste sur la définition des mots et la compréhension des mécanismes de perversité relationnelle car toute personne ayant des comportements hostiles n’est pas forcément toxique. De plus, couper les ponts avec une personne hostile n’offre pas un totem d’immunité face aux comportements toxiques quand ces derniers sont mal définis et donc mal compris. Anne-Laure Buffet aborde nécessairement la question des biais cognitifs et de l’esprit critique pour nous aider à nous prémunir de nos tendances : nous préférons généralement réfléchir et agir avec ce que nous voulons voir comme juste et vrai plutôt que de nous confronter à des idées qui menaceraient notre identité. Ce mécanisme est lié au fait que nous cherchons tous, individuellement, à nous rassurer, avant même de chercher à apprendre. L’autrice avertit également des dangers des réseaux sociaux, de la loi de l’attraction, du New Age et de l’idéologie du développement personnel : elle utilise l’expression “servitude volontaire” pour désigner le fait que nous pouvons accepter des idées en abdiquant nos propres émotions, besoins et limites personnelles. Anne-Laure Buffet aborde les dérives sectaires pour montrer à quel point des personnes qui s’autoproclament “bienveillantes” peuvent en réalité être toxiques.

Se forcer à être dans la gratitude, s’exiger bienveillant, s’obliger à la résilience, c’est se tordre, se faire du mal, ne pas se respecter profondément, se contraindre sans ressentir un bienfait. C’est certainement s’identifier et se sentir moins seul. Sans en tirer de vrai bénéfice et encore moins de juste apprentissage. C’est, finalement, se laisser croire à une semi-vérité et parfois à une illusion qui nous fera tomber encore plus bas à la prochaine difficulté. Il faut se considérer bien peu pour s’obliger à tant de peines… – Anne-Laure Buffet

Anne-Laure Buffet avertit que personne n’est immunisée contre l’emprise, que ce soit comme victime mais aussi comme bourreau. Nous pouvons tous et toutes être une proie (à tout âge), de même que nous pouvons tous et toutes mettre sous emprise malgré nous. Cette dernière situation est rendue possible si nous nous retrouvons face à nous une personne qui recherche inconsciemment protection et contrôle et qui nous accorde un pouvoir qui nous dépasse. Nous pouvons aussi passer de victime à bourreau si nous nous réfugions dans notre statue de victime et que nous évoquons nos douleurs pour accuser, forcer au silence, ou bien prétendre mieux savoir que les autres, au risque d’imposer un sauvetage. Nous pouvons gérer ces situations problématiques à partir du moment où nous admettons que nous sommes sujets à ces risques. 

De plus, Anne-Laure Buffet s’appuie sur les processus cognitifs humains, notamment les biais de confirmation et de détection, pour avancer l’idée selon laquelle nous pouvons tous être toxiques à un moment de notre vie, du fait que nous refusons d’entendre des arguments qui nous dérangent, non pas parce qu’ils sont faux, inadéquats ou insuffisants, mais parce qu’ils nous perturbent et risquent de provoquer une désillusion, mettant à mal notre ego.

Être remis en cause, être contesté est insupportable. Face à ce qui est insupportable et plutôt que d’affronter, nous fuyons. Or, ce refus de la remise en cause ne serait-il pas ce que nous reprochons à celui ou celle qui, dans la sphère privée ou intime, se montre tyrannique, narcissique, violent ? Et ce besoin de contrôler, de ne pas être pris en défaut, d’être maître de son environnement ou pour le moins de le croire, ne serait-ce pas ce que nous reprochons audit tyran ? – Anne-Laure Buffet

La liberté de se poser des questions et de laisser les autres poser des questions sans les rejeter est l’indicateur qui permet de savoir qu’on n’est pas dans une relation d’emprise. Anne-Laure Buffet nous invite également à être conscients des effets de groupe. Elle écrit que le groupe est justification du combat, car « puisque nous sommes plusieurs à penser ainsi, nous avons forcément raison ».

Finalement, cet ouvrage très dense (avec beaucoup d’exemples et de noms de personnes connues sur YouTube notamment) s’inscrit dans une démarche d’esprit critique. Anne-Laure Buffet est résolument engagée contre les violences psychologiques, contre les violences faites aux femmes et s’inscrit dans une démarche bientraitante ET sceptique méthodique. Il n’est jamais question de nier l’existence de la perversité relationnelle, des injustices ou de la domination masculine. Toutefois, elle nous demande de nous élever et de ne pas faire des fragilités des excuses (enfance difficile du pervers narcissique qui adoucirait sa toxicité; empathie élevée de la victime qui expliquerait sa sensibilité aux souffrances du premier; injustice subie qui justifierait de se sentir offensé et agressé par la moindre contradiction et donc légitime à faire subir des injustices ou agressions en retour…). Anne-Laure Buffet définit le doute comme ayant deux faces :

  • la face « gentille » et protectrice que nous mettons en œuvre consciemment. Ce doute est comme une libération et c’est l’occasion d’être au plus près de soi mais il nécessite une approche rationnelle, sur la base d’une méthodologie (comme le propose la zététique).
  • la face « méchante »  et affaiblissante. Cette face nous fait croire à notre incompétence et peut provoquer la folie. Ce doute fait de nous sa première victime car tout finir par se valoir et le risque est de voir des mauvaises intentions partout. Ce doute aliénant peut être instillé par l’extérieur (comme une personne qui va poser des questions faussement innocentes afin de provoquer une adhésion à ses propres idées qui, elles, apportent miraculeusement des réponses solides à tout).

Ce n’est pas s’enfermer dans une position victimaire que de dire : « J’ai de la peine pour moi qui ai souffert » ; ce n’est pas un empêchement pour agir. En revanche, si au nom de cette peine, de cette compassion, nous estimons qu’il ne nous appartient pas ou qu’il n’est pas possible de modifier en quoi que ce soit nos pensées et nos actes, nous nous infligeons une toxicité, celle de ne jamais pouvoir évoluer. Et c’est alors que nous sommes victimes et toxiques. – Anne-Laure Buffet

Dans cet ouvrage percutant et bousculant, Anne-Laure Buffet n’épargne pas les courants qui se qualifient de “positif” (y compris la parentalité) mais c’est pour mieux nous donner des clés d’autonomie intellectuelle.

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Tous toxiques, tous victimes ? de Anne-Laure Buffet (éditions de l’Observatoire) est disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.

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