Le mal est réel chez les humains mais il n’est pas inné
La pédagogie noire, un processus de socialisation sous couvert d’éducation qui pervertit la nature humaine
Dans son livre La Connaissance interdite, Alice Miller répète à plusieurs reprises que le mal est réel chez les humains mais qu’il n’est pas inné. Le mal est acquis chez les humains au cours d’un processus de socialisation et il n’est jamais l’envers du bien mais son destructeur. Elle critique en ce sens la doctrine de l’ombre telle que Carl Gustav Jung l’a conceptualisée selon laquelle le mal serait l’envers du bien. Pour Alice Miller, ce type de théorie ne sert qu’à nier la réalité du mal et les dégâts de la “pédagogie noire“.
Le concept de pédagogie noire a été créé par Katharina Rutschky (et repris par Alice Miller) pour expliquer et décrire les méfaits d’une éducation qui veut briser la volonté de l’enfant, guidée par la croyance dans la nature mauvaise de l’enfant et la nécessite de faire obéir les enfants aux adultes (parents et enseignants). L’objectif de la pédagogie noire est de faire des enfants des êtres dociles et malléables.
Le noir est à associer au côté sombre de cette manière de traiter les enfants : cela fait référence à la part d’ombre de l’inconscient collectif (valeurs et croyances portées par la socioculture) et individuel (mémoire traumatique).
L’éducation punitive corporelle avec humiliation de l’enfant, qu’on maltraite émotionnellement (enfant traité de “bête”, “nul”, “méchant”), est loin d’avoir disparu au XXI° siècle.
Selon Alice Miller, les principes, souvent inconscients, de la pédagogie noire sont les suivants :
- les adultes sont les maîtres de l’enfant,
- les adultes tranchent du bien et du mal tels des dieux de l’Olympe,
- leur colère est le produit de leurs propres conflits mais ils en rendent l’enfant responsable,
- être parent, c’est être sacré et ce sont les parents qui ont besoin d’être protégés de la mauvaise nature des enfants de peur d’être “bouffés”,
- les sentiments vifs qu’éprouve l’enfant pour son “maître” constituent un danger (La pédagogie noire repose sur la répression et la négation des sentiments quels qu’ils soient. Il ne faut pas montrer trop d’amour sous peine de passer pour un être mièvre, il ne faut pas non plus exprimer de colère.),
- il faut le plus tôt possible, sans qu’il s’en aperçoive, ôter à l’enfant sa volonté propre pour qu’il ne puisse pas trahir l’adulte (Les moyens de l’oppression sont : les pièges, les mensonges, la manipulation, l’intimidation, la privation d’amour, la honte, l’isolement, l’humiliation, le mépris, la moquerie jusqu’à l’utilisation de la violence. Le ridicule et l’humiliation peuvent tout autant blesser un enfant que des coups.)
Cette pédagogie noire (ou éducation traditionnelle) repose plus sur des rapports de pouvoir que des rapports de respect et d’amour.
Le prétendu « enfant méchant » devient un adulte méchant et il crée par la suite un univers destructeur. L’enfant aimé créera un autre monde car notre mission biologique est de vivre et de protéger la vie humaine mais non de la détruire. Il n’est pas vrai que le mal, la destruction, la perversion fassent nécessairement partie de l’existence humaine, même si on le répète sans arrêt. Mais il est vrai que le mal se reproduit sans cesse et qu’il engendre pour des millions d’êtres humains un océan de souffrance qui pourrait aussi être évité. Lorsque sera levée l’ignorance résultant des refoulements de l’enfance et que l’humanité sera réveillée, cette production du mal pourra s’interrompre. – Alice Miller
La pédagogie noire, un piège duquel il est difficile de sortir (mais pas impossible)
Pour Alice Miller, les petits humains ne naissent pas mauvais et c’est la manière dont l’entourage les traite qui façonne le comportement des enfants et des adultes qu’ils deviendront. Or la plupart des gens ne savent pas que le mal est acquis à travers l’éducation reçue, parce que ces gens n’ont pas le droit de le savoir. De nombreux professionnels de l’enfance (enseignants, pédiatres, éducateurs de jeunes enfants) et des thérapeutes sont malheureusement encore pris dans ce piège.
Ils ont appris dès leur plus jeune âge à devoir se sentir coupables de ce que leur faisait subir leur entourage et, une fois qu’ils sont devenus étudiants, les théories sur la destructivité innée de l’homme leur semblent aller de soi. Ils le croient parce qu’ils ont enregistré très tôt ces leçons et l’université les consolide avec des théories traditionnellement conformes à l’ordre social. – Alice Miller
Alice Miller rappelle que les humains ne peuvent se changer eux-mêmes que lorsqu’ils arrivent à ressentir pleinement ce qui fait d’eux des êtres maltraitants (y compris en ayant recours à des violences éducatives dites ordinaires comme la fessée, la petite tape sur la main ou encore le tirage d’oreilles).
Même si nous sommes nous-mêmes lucides sur les mécanismes de la mise en place de la violence et des comportements humains dysfonctionnels, notre lucidité ne peut rien changer à ce que les autres sont et font. Nous pouvons leur parler d’un point de vue intellectuel du cercle vicieux de la pédagogie noire mais ils sont les seuls à pouvoir intégrer ces informations dans une prise de conscience passant des mots à la mise en acte.
La confrontation avec son propre passé, seul l’intéressé peut s’y livrer et personne d’autre ne peut parcourir ce chemin à sa place. – Alice Miller
Alice Miller, elle-même enfant maltraitée, écrit que si quelqu’un était venu à elle et lui avait raconté l’histoire de sa propre enfance, avec tous les détails qu’elle avait retrouvés elle-même à un âge adulte avancé, cela n’aurait été d’aucun effet tant que son refoulement restait intact. Elle aurait pu croire à cette histoire mais cette histoire n’aurait été pour elle rien d’autre que l’histoire d’un étranger, car elle n’aurait pas été réellement intégrée.
La seule voie qui peut véritablement aider les personnes maltraitées à renoncer à leurs défenses intellectuelles est de s’ouvrir aux sentiments de l’enfant porté en elles (l’enfant intérieur) et qui, dans les mauvais traitements infligés par les parents, n’avait eu d’autre témoin que lui-même.
Une prise de conscience douloureuse et de nouvelles perspectives vertigineuses
Le concept de témoin éclairé et lucide
Renoncer au refoulement passe nécessairement par la volonté de savoir la vérité à tout prix et par la rencontre d’un témoin éclairé et lucide qui aide à rechercher cette vérité.
Cette rencontre a pu se faire dans l’enfance quand l’enfant a eu à faire avec au moins un être qui n’a pas été cruel à son égard et lui a offert la possibilité de percevoir la cruauté de ses parents. Alice Miller nomme ces êtres des “témoins secourables” ou “témoins rectificateurs“. En revanche, un enfant qui ne connaît rien d’autre que la cruauté, qui n’a pas bénéficié de la présence d’un témoin de ce type, n’identifiera pas la cruauté pour ce qu’elle est.
Les enfants qui ont été jadis maltraités n’ont donc jamais pu dire : « Comme mon enfance a été horrible ! ». Ils ont toujours dit : « C’est la vie, c’est normal. J’élèverai aussi mes enfants de cette façon. Je suis quand même devenu quelqu’un de bien. » La destruction précoce de leur faculté d’apprentissage porte des fruits tardifs. – Alice Miller
Cette rencontre peut toutefois se faire plus tard, à l’adolescence ou à l’âge adulte (ex : des amis éclairés, un amour authentique dans un couple solide, un thérapeute débarrassé des théories freudiennes et psychanalytiques).
Alice Miller regrette que des systèmes philosophiques et psychologiques complexes ont été élaborés par des personnes prisonnières de leur refoulement. Ces personnes ont inventé des théories dans l’espoir d’obtenir de l’amour en échange (l’amour qu’elles n’ont jamais obtenu de leurs parents) ou alors dans le but de cacher la vérité (nos parents nous ont privés du meilleur de nous-mêmes, nos parents ont censuré nos émotions, nos parents nous ont contraints à la loyauté). La prise de conscience que nos parents nous ont aimés et en même temps maltraités est très difficile.
Un éveil d’une grande portée
A partir du moment où on est soi-même lucide et éclairé, on ne peut plus rester indifférent ni à son propre enfant ni à soi-même et encore moins à la violence contre tous les enfants (quelle que soit la forme que prend cette violence : physique, verbale, psychologique, violence “ordinaire” parce que socialement acceptée comme le coin, l’obligation à manger ou le chantage). Combien d’enfants veulent seulement aimer et être aimés mais ne trouvent personne qui le leur permet ?
Cet éveil de la sensibilité à la souffrance de l’enfance a des conséquences d’une grande portée : brusquement il n’est plus possible de considérer la cruauté, la perversion et le crime comme des pratiques éducatives employées pour notre bien, nous sommes forcés de prendre position et de cesser d’enjoliver les crimes. – Alice Miller
Alice Miller estime que la prise de conscience de la pédagogie noire et de ses conséquences passe par une phase de colère salvatrice. Il s’agit d’avoir la force de regarder en face ce qui s’est passé (à la fois en tant qu’enfants et en tant que parents) et d’en supporter le poids, sans rien épargner, renier ni déformer (oui, les fessées sont violentes, celles que j’ai reçues et celle que j’ai données; oui, la répression des émotions est de la maltraitance émotionnelle et j’en suis à la fois victime et auteur; non, les punitions ne sont pas une marque d’affection comme veut nous le faire croire la loi du “qui aime bien châtie bien” et j’ai souffert des punitions autant que mes enfants en souffrent).
Nous pouvons arriver à faire ce travail quand nous sentons que nous avons nous-mêmes été victimes de la pédagogie noire, que nous l’avons inconsciemment reproduite mais que nous avons le pouvoir d’y mettre un terme.
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Source : La Connaissance interdite de Alice Miller (éditions Flammarion). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
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