Le leurre des réseaux sociaux : savons-nous encore vivre sans (s’) exposer ?
Une nouvelle injonction : il faut exprimer sa personnalité et sa singularité sur les réseaux sociaux.
Dans son ouvrage Contre le développement personnel, Thierry Jobard estime que l‘exhibition permanente sur les réseaux sociaux est liée à l’idée qu’il faut à tout prix exprimer sa personnalité, sa singularité. Il s’agit de montrer tout ce que l’on est, pour se valoriser, pour marquer une identité, pour être reconnu (et envié), pour se rassurer sur sa valeur personnelles, pour contrer l’ennui, pour montrer qu’on a réussi (dans) sa vie (en ne sachant plus trop différencier réussir dans la vie et réussir sa vie). Tout se passe comme si exister passait par le fait d’être exposé : si je ne montre pas ce que j’ai, qui je suis, mes convictions, mes plats, mes vacances, alors je fais partie des gens qui ne sont rien. Si je montre mon bonheur, alors c’est que je suis non seulement heureux mais aussi que j’ai mérité d’être heureux. Pourtant, on pourrait penser avec malice à cette expression populaire qui s’applique dans un autre domaine : “Ceux qui en parlent le plus sont ceux qui en font le moins.”
Il ne s’agit pas seulement de montrer, il s’agit aussi de montrer du beau, du bien et du bon (au sens moral). Thierry Jobard écrit que la préoccupation esthétique joue le premier rôle : esthétique visuelle, mais aussi esthétique de soi. L’esthétique de soi, c’est exposer des bons sentiments : sur les réseaux sociaux, il n’est même pas besoin de ressentir ces bons sentiments pour les exposer, et puis comment être sûr qu’autrui ressent des sentiments s’il ne les expose pas au grand jour ?
Il faut aussi condamner publiquement, afficher les bonnes indignations et les bons engagements pour mériter d’être qualifié de « belle personne ». Là encore, l’affichage suffit. Il ne s’agit en réalité pas d’être heureux ou d’avoir une conduite éthique, mais de construire une image pour éviter les jugements négatifs, pour aller dans le sens du bain culturel dominant et pour être accepté dans une communauté qui gonfle notre estime de soi. Le problème est qu’à force d’être porté par cette énergie du paraître et du collectif, nous n’osons plus accepter nos coups de mou, nos doutes, nos blessures et nous avons peur de lâcher la communauté au risque de nous retrouver seuls à nouveau, même si la voie alternative (parfois condamnée par ladite communauté) nous semble plus juste, meilleure pour notre santé tant mentale que physique.
Mieux vaudrait accepter de regarder la souffrance telle qu’elle est, sans chercher à se divertir à tout prix. Un proverbe zen dit en substance qu’on ne peut pas quitter un lieu où on n’est jamais allé. On ne peut donc pas s’affranchir des effets de la souffrance (problèmes de sommeil, crises d’anxiété, maux de ventre, ruminations mentales, détérioration de la qualité des relations…) si on ne descend pas au fond de soi pour la reconnaître et l’accueillir.
Aimer sans exposer, est-ce encore accessible ?
Thierry Jobard indique que, dans les relations mises en scène sur les réseaux sociaux, autrui n’est qu’une “figure vide“, une sorte d’abstraction qui sert de faire-valoir. Or il ne peut y avoir de vulnérabilité, d’authenticité tant que l’autre est utilisé. On peut penser aux enfants à qui les parents donnent des instructions précises de pose pour une photographie qui sera publiée sur les réseaux sociaux, sans même demander le consentement de l’enfant en question : l’enfant devient objet, reflet de la bonne parentalité du parent ou bien utilisé au service d’un message parental.
Avons-nous encore des moments intimes, qui nous appartiennent à nous seuls et à notre cercle proche sans avoir besoin d’en faire étal ?
Connaissons-nous des moments de sérénité, de joie simple, d’émerveillement, mais aussi et surtout de lien, de relation, de communion amicale ou familiale sans avoir besoin de les exposer sur les réseaux sociaux ?
Sommes-nous encore capables d’intimité relationnelle, de proximité émotionnelle avec des gens incarnés, présents, dans la chaleur d’une relation authentique, sans besoin de se censurer ou de cacher les défaillances ? Avons-nous conscience des moment où nous portons un masque et sommes-nous en capacité de l’enlever quand nous sentons qu’il fait plus de mal que de bien ?
Cela pourrait être utile de nous demander si nous sommes capables de réellement considérer l’autre comme un sujet, sans voir en lui une manière :
- de nous valoriser (par comparaison car nous valons mieux que lui ou par association car nous voulons profiter de son aura),
- de nous sauver,
- de confirmer nos croyances et visions du monde,
- de nous décharger violemment du stress,
- de nous venger des injustices subies ?
Sommes-nous capables d’entendre comment va l’autre sans lui envoyer des citations impersonnelles (mais hautement spirituelles) pour relativiser ? Pouvons-nous résister à l’envie de lui conseiller de dépasser ses souffrances ou d’y voir un message de la vie (voire de Dieu) car toute souffrance doit avoir un sens, car tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort (ce qui est faux car le stress à haute dose détériore la santé physique et mentale) ?
Eviterons-nous de développer un narcissisme agressif pour protéger un ego monté de toutes pièces sur des manifestations extérieures et des approbations sociales, en rejetant tout ce qui n’est pas “nous” ?
Nous risquons d’être réduits à des consommateurs dépressifs à force d’être influenceurs et influencés.
Tous influenceurs…
Thierry Jobard regrette qu’il n’y ait plus de citoyen derrière le consommateur et que le capitalisme mondialisé ait pénétré non seulement les marchés de biens, mais surtout colonisé les individus. Nous en venons à nous consommer nous-mêmes, dans tous les sens du terme :
- nous nous vendons (nous faisons la promotion de nos compétences, de nos valeurs, de nos joies),
- nous vendons nos données personnelles (en répondant à des questionnaires Facebook ludiques sur nos préférences, en indiquant où et quand nous passons nos vacances ou quels sont nos centres d’intérêt),
- nous nous épuisons (nous nous consommons telles des bougies jusqu’à extinction).
Thierry Jobard parle d’un “appauvrissement intérieur” et d’un renfermement sur soi. Pour lui, toute l’expérience humaine est désormais marchandise. Thierry Jobard utilise l’expression “émotionalisation du monde” pour désigner le fait que les actes de consommation et la vie émotionnelle sont inséparables (exemple : en magasin, mettre une musique ou une odeur particulière qui génère des émotions prédéfinies par les markerteurs afin de provoquer un acte d’achat chez les visiteurs ).
On célèbre en paroles la différence alors que tout est pensé pour produire de l’identique. – Thierry Jobard
Ainsi, nous sommes détournés du monde, de la politique, de la vie de la cité comme si la politique n’avait pas de réponse à apporter car les solutions sont forcément en nous-mêmes et que ce qui compte est ce que nous exposons, plus que ce que nous faisons.
… et influencés : pour le meilleur et, souvent, pour le pire !
Par ailleurs, le risque en tant que public est de croire que tous les autres ont une vie plus facile et que c’est nous qui sommes incompétents. Nous pouvons alors avoir tendance à surfonctionner pour être à la hauteur ou à nous effondrer par comparaison et impression de ne jamais pouvoir y arriver. Le choix se fait alors entre burnout et dépression. C’est un risque qui peut émerger quand on suit des comptes sur les réseaux sociaux qui ne montrent que de belles images (comme des des maisons toujours bien rangées, des enfants mangeant avec délice des légumes, des parents fiers de cuisiner des repas quotidiens bios et faits maison, des mères bien coiffées et maquillées tous les jours…). Les personnes qui nous disent de savourer tous les moments avec nos enfants ont probablement la mémoire courte ou mentent (ou se mentent à eux-mêmes). Oui, l’enfance et la maternité peuvent être formidables… et pourtant, tous les moments de l’enfance et de la maternité ne sont pas plaisants. Nous ne sommes pas des robots et les enfants veulent connaître leurs vrais parents, au point parfois de tout faire pour démasquer notre imposture avec des comportements difficiles.
La fausse réalité proposée par les réseaux sociaux est séduisante mais nocive.
Parce que nous voulons rendre nos enfants heureux, il peut être facile de se laisser piéger par les contes de fées marchands… contribuant à augmenter l’écart entre ce que nous croyons possible et ce qui est vraiment. La recherche de la perfection ne bénéficiera pas forcément aux enfants car nous risquons de leur en vouloir de ne pas réussir à être à la hauteur de ce que montrent les autres (ces attentes faisant le lit de la violence éducative et de la dépression, dégradant ainsi la qualité des relations familiales).
Dans la plupart des cas, faire plus et mieux, c’est se rendre plus malheureux. Entre les activités planifiées, les possessions matérielles et les engagements (professionnels, associatifs…), on peut se faire engloutir par les choses qui étaient pourtant supposées nous épanouir. Ceci résulte du fait que nous n’avons pas pris le temps de définir ce que signifie le bonheur : plus de temps pour rêver et discuter, plus de connexion avec les êtres qui nous sont chers, plus de conscience du moment présent, plus de partage, plus de sens… nécessitant souvent moins de ce qui est culturellement conseillé d’accumuler.
Paradoxalement, alors que nous sommes dans un monde de plus en plus connecté (du moins virtuellement), les mères sont de plus en plus isolées. Pourtant, les êtres humains ne sont pas censés élever leurs enfants seuls. La notion d’indépendance que tant de mères se sentent obligées d’afficher n’est rien de plus qu’un produit de nos sociétés. C’est impossible d’élever un enfant en étant isolée : ce n’est pas la preuve d’une incompétence de la mère, c’est tout simplement contre la nature humaine !
Les valeurs propres à notre société de consommation, notre niveau d’estime de nous même dégradé, les idéaux véhiculés par les médias, en particulier les réseaux sociaux, font de nous des êtres sujets à la confusion, qui appartiennent aux personnes qui nous fournissent en émotions, en indignation ou en admiration.
Notre frustration vient de l’écart entre la vie imparfaite qui vaut la peine d’être vécue et la vie fantasmée du fait de la société de consommation et des courants qui se laissent contaminés par le mythe de la positivité toxique. Nous pouvons déterminer dans quelle mesure ces mythes dégradent notre qualité de vie et réajuster nos attentes. Non, il ne faut pas positiver à tout prix et passer à autre chose, dans un idéal d’accomplissement de soi. Comprendre dans quelle mesure la culture actuelle, empreinte de développement personnel et de positivité forcée, a des effets toxiques apportera un réel soulagement.
Au fond, pour le capitalisme, la meilleure population, la plus docile, la plus enthousiaste, serait une population complètement atomisée et infantilisée d’adolescents perpétuels dont les liens de solidarité seraient réduits à des échanges groupusculaires fusionnels et festifs, une population de consommateurs effrénés, dont les membres n’auraient plus rien en commun que le projet de jouir ensemble, de s’éclater indéfiniment.- Alain Acardo
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Inspiration : Contre le développement personnel de Thierry Jobard (éditions Rue de l’échiquier). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
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